Pendant combien de temps nous arpentâmes le labyrinthe de passages et de coursives du vaisseau, je ne saurais le dire. J’étais trop enfoncé dans mes propres pensées pour compter mes pas ; et il me semblait que bien que le temps qui existait sur le vaisseau ne fût pas différent de celui de Teur, celui de Yesod, en revanche, était différent – à la fois étiré jusqu’aux frontières d’Éternité et bref comme un clin d’œil. Perdu dans mes songes j’avançai sans prêter attention à l’itinéraire. Au bout d’un moment, je me rendis cependant compte que la plupart des marins avaient disparu pour être remplacés par des hiérodules portant des masques humains. Je m’étais tellement perdu dans mes spéculations chimériques que je crus même un instant que ceux que j’avais pris pour des marins étaient déjà des hiérodules, et que Gunnie les avait reconnus comme tels depuis le début ; mais lorsque j’évoquai le souvenir précis de notre arrivée sur le pont, je m’aperçus que c’était faux, si agréable que fût cette idée. Dans notre univers minable de Briah, l’extravagance et la vérité ne font pas bon ménage. Les marins s’étaient tout simplement éclipsés discrètement, et les hiérodules, plus grands et vêtus avec infiniment plus de recherche, avaient pris leur place.
Je commençais à peine de les étudier lorsque nous fîmes halte devant une grande porte à double battant qui me rappelait beaucoup celle que j’avais franchie avec Gunnie et Aphéta, une veille auparavant, sur Yesod. Celle-ci, cependant, n’eut pas besoin d’un coup d’épaule pour s’ouvrir ; les battants s’écartèrent d’eux-mêmes avec lenteur et lourdeur, révélant une impressionnante perspective d’arches marmoréennes – chacune haute d’au moins cent coudées – sur lesquelles jouaient des lumières comme on n’en a jamais vu sur une planète en orbite autour d’une étoile : tour à tour d’argent, d’or et de béryl, et lançant des éclairs comme si l’air lui-même contenait des grenades éclatées de trésors.
Gunnie et les matelots restants reculèrent de frayeur devant ce spectacle, et les hiérodules durent se fâcher et même les pousser pour leur faire franchir le seuil ; pour ma part, j’avançai volontiers, croyant reconnaître là, après ces années passées sur le Trône du Phénix, les pompes et l’apparat avec lesquels nous autres, souverains, intimidons le peuple pauvre et ignorant.
La porte se referma bruyamment derrière nous. J’attirai Gunnie vers moi et lui dis du mieux que je pus qu’il n’y avait rien à craindre, ou du moins que je croyais qu’il en était ainsi, et que si jamais quelque danger se présentait, je ferais tout ce qui serait en mon pouvoir pour la protéger. Le marin qui nous avait lancé la ligne (l’un de ceux qui étaient restés avec nous) m’entendit et remarqua : « La plupart de ceux qui entrent ici n’en ressortent pas. Ce sont les quartiers du capitaine. »
Lui-même ne semblait pas effrayé pour autant, et je lui en fis l’observation.
« Je suis le mouvement, moi. Un homme ne doit pas oublier que la plupart de ceux qui sont envoyés ici le sont pour être punis. Une ou deux fois, elle a fait l’éloge d’un homme ici, au lieu de le faire devant ses camarades. Ils sont revenus, je crois. Ne rien avoir à cacher fait plus que du vin brûlé pour rendre un homme courageux, vous verrez. Comme ça, il peut suivre le mouvement.
— Voilà une excellente philosophie, dis-je.
— C’est la seule que je connaisse ; pour moi, il est donc facile de m’y tenir.
— Sévérian, dis-je en lui tendant la main.
— Grimkeld. »
J’ai de grandes mains, mais la paluche qui vint se refermer sur la mienne était plus grande encore, et dure comme du bois. Un instant, nous testâmes notre poigne.
Le martèlement de nos pieds s’était transformé en une musique solennelle, à laquelle s’étaient joints des instruments qui n’étaient ni des trompettes, ni des ophicléides, ni rien que je connaissais. Comme nos mains s’écartaient, l’étrange musique atteignit un crescendo, les voix d’or de gorges invisibles s’interpellant mutuellement.
Immédiatement, tout le monde se tut. Une géante ailée apparut, aussi soudainement que l’ombre d’un oiseau, mais aussi haute que les grands pins de la Nécropole.
Tous les hiérodules s’inclinèrent aussitôt, imités par Gunnie et moi l’instant suivant. Les marins qui nous avaient accompagnés manifestèrent leur respect en retirant leur bonnet, en courbant la tête et en se touchant le front, ou encore en s’inclinant avec moins de grâce mais encore plus d’abjection.
Si la philosophie de Grimkeld l’avait protégé de la peur, ma mémoire avait rempli le même office pour moi. Tzadkiel, j’en avais la certitude, avait été notre capitaine lors du voyage aller. Et j’étais également certain qu’il était encore capitaine pour le retour ; sur Yesod, j’avais appris à ne pas le redouter. Mais à ce moment-là je regardai dans les yeux de Tzadkiel, et vis aussi ceux qui étoilaient ses ailes. Je compris que j’étais bien fou.
« Quelqu’un de grand se trouve parmi vous », dit-elle. Sa voix était le chant de cent cithares, ou le ronronnement du smilodon, le félin qui tue un taureau comme un loup égorge un mouton. « Qu’il s’avance. »
Ce fut l’une des choses les plus difficiles que j’ai faites de ma vie, mais j’avançai d’un pas, comme elle l’avait demandé. Elle me prit comme une femme soulèverait un chiot et me garda dans ses deux mains en coupe. Son souffle était la brise de Yesod, que je croyais ne jamais sentir à nouveau.
« D’où vient donc tant de pouvoir ? » Ce n’était qu’un murmure, mais il me parut fracassant au point de risquer d’ébranler toute la structure du vaisseau.
« De vous, Tzadkiel, répondis-je. J’ai été votre esclave en un autre temps.
— Dis-moi. »
J’essayai de m’exécuter et découvris, j’ignore comment, que chacun des mots que je proférais véhiculait le sens de mille autres, si bien que lorsque je disais Teur, les continents étaient là, avec les océans, les îles et le ciel indigo sous la gloire du vieux soleil régnant au milieu de son anneau d’étoiles. Au bout de cent de ces mots, elle en savait davantage sur notre histoire que ce que je savais en connaître ; et j’avais atteint le moment où le père Inire et moi-même nous nous étions embrassés, puis où j’étais monté sur la navette des hiérodules qui devait m’amener sur ce vaisseau, le vaisseau du hiérogrammate, le vaisseau de Tzadkiel, même si alors je l’ignorais. Cent mots de plus, et tout ce qui s’était passé sur le vaisseau et à Yesod se retrouva chatoyant dans l’air entre nous.
« Tu as subi des épreuves, dit-elle. Si tu le souhaites, je peux te donner ce qui te permettra d’oublier tout cela. Tu apporteras tout de même le Nouveau Soleil à ton monde, mais seulement par instinct. »
Je secouai la tête. « Je ne veux pas oublier, Tzadkiel. Je me suis trop souvent vanté de ne rien oublier ; oublier – ce qui m’est arrivé une ou deux fois – me paraît une sorte de mort.
— Dis plutôt que mourir est se souvenir. Mais même la mort peut être miséricordieuse, comme tu l’as appris au bord du lac. Préfères-tu que je te dépose ?
— Je suis votre esclave, comme je l’ai dit. Votre volonté est la mienne.
— Et si ma volonté était de te laisser tomber ?
— Alors votre esclave chercherait tout de même à vivre, afin que Teur puisse aussi vivre. »
Elle sourit et ouvrit les mains. « Tu as déjà oublié le peu de risque qu’il y a à tomber ici. »