Effectivement, je l’avais oublié et éprouvai un instant de terreur ; mais il aurait été plus dangereux de tomber d’un lit sur Teur. Je me posai sur le sol des quartiers de Tzadkiel aussi légèrement qu’une fleur de chardon.
Même ainsi, il me fallut encore un petit moment pour me remettre et remarquer que les autres avaient disparu ; je me trouvais seul face à Tzadkiel. Elle avait dû voir mon regard, car elle murmura : « Je les ai renvoyés. L’homme qui vous a lancé la corde sera récompensé, comme la femme qui a combattu pour toi quand les autres étaient prêts à te massacrer. Mais il est probable que tu ne reverras ni l’un ni l’autre. »
Elle avança la main droite vers moi et la posa sur le sol à mes pieds. « Il est bien pratique, reprit-elle, que mon équipage me croie immense et ne se doute pas que je circule souvent au milieu de lui. Mais tu en sais trop sur moi pour être trompé ainsi, et tu mérites trop, de toute façon, pour être trompé. Il serait plus pratique pour nous d’être de tailles similaires. »
C’est à peine si j’entendis les derniers mots. Il se produisait quelque chose de tellement étonnant que toute mon attention était captée. La première phalange de son index se transformait en un visage, et ce visage était celui de Tzadkiel. L’ongle se divisa et de la deuxième phalange, le bas de celle-ci devenant des genoux. Le doigt s’écarta d’un pas du reste de la main, tandis que lui poussaient des bras et des mains ainsi que des ailes mouchetées d’yeux. Et derrière, la géante s’évanouit comme une flamme que l’on souffle.
« Je vais te conduire jusqu’à ta suite », me dit Tzadkiel, maintenant un peu plus petite que moi.
Je voulus m’agenouiller, mais elle me releva.
« Viens. Tu es fatigué. Plus que tu ne crois. Ce n’est pas étonnant. Tu trouveras un bon lit là-bas. On te servira tes repas quand tu le voudras. »
Je réussis à glisser : « Mais si jamais on vous voit…
— Personne ne nous verra. Il y a sur ce vaisseau des passages que je suis la seule à utiliser. »
Alors qu’elle parlait encore, un pilastre pivota et s’écarta du mur. Par l’ouverture qui venait de se révéler, elle me conduisit dans la pénombre d’un corridor. Je me souvins alors de ce que m’avait dit Aphéta : qu’elle et les siens voyaient dans l’obscurité ; mais Tzadkiel ne produisait aucune pulsation lumineuse, et je n’étais pas assez fou pour imaginer un instant qu’elle partagerait avec moi le lit dont elle avait parlé. Après ce qui me parut une longue marche, l’aube apparut – collines basses s’effaçant devant le vieux soleil – et j’eus l’impression d’être tout à fait ailleurs que dans un corridor. Un vent frais agitait l’herbe. Comme le ciel s’éclaircissait, j’aperçus une boîte sombre placée devant nous dans le sol. « Voilà ta suite, me dit Tzadkiel. Fais attention. Nous devons passer par là. »
Je posai le pied sur quelque chose de doux. Puis je fis un deuxième pas, et au troisième touchai un sol. De la lumière inonda la pièce, bien plus grande que l’ancienne suite autarchique et avec une forme étrange. La prairie matinale d’où nous étions venus n’était plus qu’un tableau sur le mur, derrière nous, et les marches, le dossier et le siège d’un long canapé. J’allai jusqu’au tableau et tentai de passer la main au travers, mais il m’offrit une solide résistance.
« Nous avons ce genre de choses au Manoir Absolu, dis-je. Je vois où le père Inire a pris modèle, bien que les nôtres ne soient pas d’une telle qualité.
— Monte en confiance sur ce siège, et tu pourras passer au travers, répondit Tzadkiel. C’est la pression du pied sur le dossier qui dissout l’illusion. Maintenant je dois partir, et tu dois te reposer.
— Attendez, je vous en prie. Je ne serai pas capable de dormir tant que vous ne m’aurez pas dit…
— Quoi ?
— Je n’ai pas de mots. Vous étiez un doigt de Tzadkiel. Et maintenant vous êtes Tzadkiel.
— Tu sais pourtant que nous avons le pouvoir de nous transformer ; ton moi plus jeune m’a rencontré dans l’avenir, comme tu me l’as dit il y a un instant. Les cellules de notre corps changent, comme celles de certaines créatures marines de Teur que l’on peut passer de force à travers un crible et réunir à nouveau. Qu’est-ce qui m’empêche donc de me miniaturiser et de me couper de la partie ancienne ? Je suis un atomos de ce genre ; quand je me réunis, mon moi le plus grand saura ce que j’ai appris entre-temps.
— Mais votre grand moi m’a tenu dans les mains et ensuite s’est évanoui comme un rêve.
— Votre race marche comme des pions. Vous ne savez vous déplacer que vers l’avant, ou alors, si vous reculez, c’est pour recommencer la même chose. Mais sur l’échiquier, il y a d’autres pièces que les pions. »
CHAPITRE XXV
Passion, passage et dépassement
L’épuisement a des effets étranges sur l’esprit. Une fois seul dans ma suite, je n’eus qu’une pensée en tête : ma porte n’était plus gardée. Pendant tout le temps de mon autarchie, il y avait eu en permanence des sentinelles à ma porte, habituellement des prétoriens. Je parcourus plusieurs pièces à leur recherche, pour vérifier leur absence ; mais lorsque j’ouvris enfin ma porte, des brutes à demi humaines coiffées d’un casque grotesque bondirent au garde-à-vous.
Je refermai, me demandant si elles avaient pour mission de tenir les gens à l’écart ou de m’empêcher de sortir ; et je perdis encore quelques instants à chercher un moyen d’éteindre la lumière. J’étais cependant trop recru de fatigue pour m’acharner bien longtemps. Laissant tomber mes vêtements sur le sol, je m’allongeai en travers du grand lit. Et tandis que mes pensées dérivaient vers cet état brumeux que nous appelons le rêve, les lumières baissèrent et s’éteignirent.
Je crus entendre des bruits de pas, et pendant un temps qui me parut interminable je luttai pour m’asseoir. Mais le sommeil m’écrasait contre le matelas et m’y maintenait avec autant d’efficacité qu’une drogue. Finalement, mon visiteur s’assit à côté de moi et sa main dégagea les cheveux de mon front. Je sentis son parfum et l’attirai à moi.
Des boucles vinrent caresser ma joue pendant que nos lèvres se joignaient.
Quand je m’éveillai, je sus que j’avais été avec Thécle. Elle n’avait pas parlé et je n’avais pas vu son visage, et pourtant j’en étais absolument sûr. Étrange, impossible, merveilleux, me disais-je en moi-même ; c’était néanmoins ainsi. Personne, dans cet univers ou un autre, n’aurait pu me tromper aussi longtemps en de tels moments d’intimité. Mais ce n’était pas, sûrement pas, complètement à exclure. Les enfants de Tzadkiel, ses simples petits enfants, ceux qu’elle couvait sur Yesod, son monde, avaient ramené Thécle avec les autres pour combattre les marins. Il devait être possible à Tzadkiel de la ramener une fois de plus.
Je me mis brusquement sur mon séant et me tournai pour vérifier s’il ne restait pas quelque trace de son passage – un cheveu ou un bouton de fleur écrasé sur l’oreiller. J’aurais toujours chéri (me dis-je) un tel témoin. La fourrure inconnue dont je m’étais recouvert ne faisait aucun pli. Rien n’indiquait qu’un autre corps s’était allongé auprès du mien.
Quelque part dans ces laborieux écrits que j’ai assemblés dans le belvédère du Manoir Absolu et que je devais recopier à bord de ce vaisseau à une date inconnue de cet avenir devenu mon passé, j’ai dit que je m’étais rarement senti seul, en dépit de l’impression que je devais donner au lecteur. Je te dois bien, si jamais tu lis aussi ceci, d’avouer que je me sentais seul, que je me savais seul, alors que j’étais, selon le terme que mon prédécesseur faisait employer par ses écuyers, légion.