Le choc de l’arrivée me coupa la respiration. Pendant une centaine de battements de cœur ou davantage, je restai immobile, haletant, tout comme j’avais haleté à la recherche d’air pur avant de regagner l’intérieur du vaisseau. Je pris lentement conscience que si je venais bien d’être victime d’une chute, je n’en avais pas davantage souffert que si j’étais tombé du lit sur ma descente de nuit, dans quelque rêve malsain de Typhon. Me redressant, je ne me trouvai rien de cassé.
Des rouleaux de papier m’avaient intercepté ; je me dis que Sidero devait savoir qu’ils se trouvaient là et que je ne serais pas blessé. Puis je découvris à côté de moi un mécanisme incliné selon un angle bizarre, un mécanisme plein de leviers, d’axes et de tiges.
Je me remis sur mes pieds. Loin au-dessus de moi, la plate-forme était vide, et fermée la porte donnant sur la coursive. Je cherchai des yeux l’échelle arachnéenne, mais seuls ses derniers barreaux émergeaient derrière le mécanisme. J’en fis le tour, gêné pour progresser par les ballots de papier inégalement rangés (ils avaient été attachés à l’aide de sisal, et certaines cordes s’étaient rompues ; si bien que je glissai sur des documents comme sur de la neige), mais en revanche très aidé par la légèreté de mon corps.
Comme je regardais à mes pieds pour savoir où je les posais, je ne vis la chose qui se tenait devant moi que lorsque je me trouvai nez à nez avec elle, écarquillant les yeux devant ce visage aveugle.
CHAPITRE III
La cabine
Ma main se porta à mon pistolet que je dégageai et braquai avant même d’en avoir conscience. La créature hirsute ne semblait guère différente de la silhouette bossue de la salamandre – celle qui avait failli me faire brûler vif à Thrax. Je m’attendais à la voir d’un instant à l’autre se redresser sur ses pattes arrière et exhiber la fournaise ardente de son cœur.
Elle n’en fit rien, et je ne tirai pas. Nous attendîmes, immobiles, pendant quelques instants ; puis elle s’enfuit, rebondissant et dérapant au milieu des boîtes et des ballots, comme un chiot maladroit à la poursuite de sa balle. Avec cet ignoble instinct de tuer tout ce qui lui fait peur que chaque homme possède au fond de soi, je fis feu. Le rayon – toujours potentiellement mortel, bien que réglé à son plus bas niveau depuis que j’avais scellé le coffret de plomb – fendit l’air et, paraissant se solidifier en un lingot d’or, sonna comme un gong. Cependant la créature, quelle qu’elle fût, se trouvait au moins à une douzaine d’aunes et disparaissait l’instant suivant derrière une statue emmitouflée dans son emballage.
Quelqu’un cria, et je crus reconnaître le contralto rauque de Gunnie. Il y eut un son pareil au chant d’une flèche, puis un cri monta d’une autre gorge.
La créature hirsute revint vers moi en bondissant, mais cette fois-ci, ayant repris mes esprits, je ne fis pas feu. Purn apparut et épaula son mousquet. Au lieu de l’éclair que je m’attendais à en voir jaillir, il en sortit une corde, quelque chose de souple et de vif paraissant noir dans l’étrange lumière et qui eut ce sifflement chantant que j’avais déjà entendu.
Ce cordage noir frappa la créature hirsute et l’enroula par deux ou trois fois, sans autre résultat, me sembla-t-il. Purn poussa un cri et bondit comme une sauterelle. Il ne m’était pas encore venu à l’esprit que dans cet immense entrepôt j’aurais pu aussi bondir comme sur le pont. C’est pourquoi je l’imitai (essentiellement parce que je tenais à ne pas perdre le contact avec Sidero tant que je ne me serais pas vengé) et manquai de peu me fracasser le crâne au plafond.
Pendant que j’étais en l’air, j’eus néanmoins le temps de jouir d’une vue exceptionnelle de l’endroit. Il y avait la créature hirsute, qui aurait sans doute été couleur fauve sous le soleil de Teur, avec des rayures noires, et qui continuait à se débattre avec une énergie frénétique. Pendant que je regardais, le mousquet de Sidero la paralysa encore plus. Purn était presque sur elle, suivi d’Idas et de Gunnie, laquelle fit feu tout en se déplaçant en bonds spectaculaires d’un endroit élevé à un autre, au milieu du désordre de la cargaison.
Je retombai à proximité, montai maladroitement sur l’affût incliné d’une caronade de montagne, et ne vis la créature hirsute que lorsqu’elle fut dans mes bras ou presque. Je dis « presque » parce que je ne la saisis pas réellement, pas davantage qu’elle ne me saisit. Nous restâmes malgré tout ensemble : les cordages noirs collaient à mes vêtements aussi bien qu’aux rubans plats (ni poil ni plume) qui recouvraient la créature hirsute.
Nous dégringolâmes de la caronade, et je découvris alors une autre des propriétés des cordages noirs : après avoir été lancés, ils rétrécissaient au-dessous de leur longueur initiale, avec beaucoup de force. Plus on se débattait, plus ils se resserraient, et mes efforts parurent amuser Purn et Gunnie au plus haut point.
Sidero enroula encore quelques longueurs de corde autour de la créature hirsute puis dit à Gunnie de me libérer, ce qu’elle fit en coupant mes liens avec sa dague.
« Merci, dis-je.
— Ça arrive tout le temps, répondit-elle. Je me suis trouvée transformée en panier, une fois ! Ne vous inquiétez pas. »
Conduits par Sidero, Purn et Idas s’éloignaient déjà en emportant la créature. Je me relevai. « Je crains d’avoir perdu l’habitude d’être la risée des gens.
— Parce qu’autrefois, vous l’aviez ? On ne le dirait pas.
— Quand j’étais apprenti. Tout le monde se moque des jeunes apprentis, en particulier leurs aînés. »
Gunnie haussa les épaules. « Les gens font des tas de choses amusantes, si l’on y pense. Comme dormir avec la bouche ouverte. Si vous êtes quartier-maître, personne ne rit ; mais sinon, vos meilleurs amis vous mettront un mouton de poussière dedans. N’essayez pas de les enlever comme ça. »
Les cordes noires s’étaient accrochées au velours de ma chemise, et je m’étais mis à tirer dessus. « Je devrais avoir un poignard sur moi, dis-je.
— Comment, vous n’en avez pas ? » Elle me regarda avec un air de commisération, les yeux aussi grands, noirs et doux que ceux d’une vache. « Mais tout le monde devrait porter un poignard.
— Je portais une épée, autrefois. Au bout d’un temps j’y ai renoncé, sauf pour les cérémonies. Lorsque j’ai quitté ma cabine, j’ai estimé que mon pistolet suffirait largement.
— Pour se battre, oui. Mais un homme comme vous a-t-il besoin de se battre ? » Elle fit un pas en arrière et feignit d’évaluer mon aspect. « Ils doivent être rares, ceux qui vous cherchent noise. »
La vérité était qu’avec ses bottes marines à semelle épaisse, elle était aussi grande que moi ; et en tout endroit où il y aurait eu une pesanteur normale, elle aurait été tout aussi lourde. C’étaient de vrais muscles qui recouvraient son ossature, sous une bonne couche de graisse.
J’éclatai de rire et admis qu’un poignard m’aurait été utile lorsque Sidero m’avait poussé de la plate-forme.