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Elle se tut. Gunnie s’était toujours exprimée avec lenteur, mais les mots sortaient maintenant de sa bouche comme rampent les survivants hors d’une coque naufragée. « Oui, je peux voir deux Sévérian, même s’ils sont tout ce dont je peux me souvenir. L’un est le Sévérian que j’ai un jour attrapé et embrassé. Il est parti, mais c’était un bel homme, en dépit de son visage balafré et de sa patte folle. Et de ses cheveux gris.

— Il se rappelle ton baiser, dis-je. Il a embrassé beaucoup de femmes, mais il n’a pas souvent été embrassé lui-même.

— Et l’autre est le Sévérian qui était mon amant, lorsque j’étais jeune fille et venais de m’engager. C’est à cause de lui que je t’ai embrassé puis ai combattu pour toi plus tard, la seule personne réelle parmi les fantômes. J’ai frappé mes vieux compagnons pour toi, alors que je savais que tu ne te souvenais pas de moi. » Elle se leva. « Vous ignorez l’un et l’autre où nous nous trouvons.

— On dirait une sorte de salle d’attente, dit Burgundofara, mais personne ne semble l’utiliser.

— Je voulais parler de l’endroit où se trouve le vaisseau. Nous sommes à l’extérieur du cercle de Dis.

— Un homme qui connaissait beaucoup de choses sur l’avenir, dis-je, m’a déclaré un jour que la femme que je cherchais était au-dessus du sol. Je croyais qu’il voulait simplement signifier par là qu’elle était encore en vie. Le vaisseau s’est toujours trouvé à l’extérieur du cercle de Dis.

— Tu sais ce que je veux dire. Quand je suis montée à bord avec toi, je pensais qu’un long voyage nous attendait. Mais pourquoi auraient-ils fait ça – Aphéta et Zak ? Le vaisseau quitte l’éternité en ce moment et ralentit pour pouvoir être rejoint par la navette. Mais tant qu’il n’a pas ralenti, il n’est plus réellement un vaisseau, le savais-tu ? Nous sommes comme une onde, un cri se propageant dans l’univers.

— Non, je ne le savais pas. Et j’ai de la peine à le croire.

— Ce que l’on croit fait parfois une différence, répondit Gunnie. Mais pas toujours. C’est quelque chose que j’ai appris ici. Je t’ai dit une fois pour quelles raisons je continuais de naviguer, Sévérian. T’en souviens-tu ? »

Je jetai un coup d’œil à Burgundofara. « Je pensais que peut-être… »

Gunnie secoua la tête. « Pour être de nouveau ce que j’étais autrefois, oui, mais moi-même. Tu dois te rappeler ce que tu étais réellement lorsque tu avais son âge. Es-tu la même personne maintenant ? »

Aussi clairement que s’il s’était trouvé dans cette salle des larmes avec nous, je vis le jeune compagnon marcher à grands pas, sa cape de fuligine claquant derrière lui, la croix sombre de Terminus Est dépassant de son épaule gauche. « Non, admis-je. Je suis devenu un autre il y a longtemps, et encore un autre par la suite. »

Elle acquiesça. « C’est pourquoi je vais rester ici. Peut-être qu’ici, lorsque je ne serai plus qu’à un exemplaire, ça arrivera. Toi et Burgundofara vous retournerez sur Teur. »

Sur ces mots elle nous quitta. Je voulus me lever, mais Burgundofara m’obligea à me rasseoir, et j’étais trop faible pour résister. « Laisse-la partir, dit-elle. C’est quelque chose qui t’est arrivé déjà. Laisse Gunnie courir sa chance. » La porte se referma.

« Elle est toi, fis-je dans un hoquet.

— Alors laisse-moi courir la mienne. J’ai vu ce que je serai plus tard. Est-ce que c’est mal, lorsqu’on fait cela, de se sentir désolé pour soi-même ? » Il y avait des larmes dans ses yeux.

Je secouai la tête. « Si tu ne pleures pas pour elle, qui le fera ?

— Tu le fais bien, toi.

— Mais pas pour cette raison. C’était une véritable amie, et je n’en ai pas eu tant que cela.

— Je comprends maintenant pourquoi tous ces visages pleurent, remarqua Burgundofara. C’est une salle faite pour les larmes.

— Pour ceux qui viennent et s’en vont », murmura une nouvelle voix.

Je me tournai et vis deux hiérodules masqués ; mais comme je ne m’attendais pas à les voir, il me fallut un moment pour reconnaître Famulimus et Barbatus. C’était Famulimus qui venait de parler, et je poussai un cri de joie. « Mes amis ! Est-ce que vous nous accompagnez ?

— Nous sommes seulement venus pour vous amener ici, Sévérian. C’est Tzadkiel qui nous a envoyés, mais vous étiez parti. Dites-moi si nous nous reverrons.

— Bien des fois, répondis-je. Au revoir, Famulimus.

— Vous connaissez notre nature, c’est manifeste. Nous vous saluons donc, et vous souhaitons bonne chance. »

Barbatus ajouta : « Les écoutilles s’ouvriront lorsque Ossipago condamnera la porte. Avez-vous tous les deux vos amulettes d’air ? »

Je pris la mienne dans ma poche et la passai, imité aussitôt par Burgundofara.

« Eh bien, comme Famulimus, je vous salue », dit Barbatus ; puis il franchit le seuil et la porte derrière lui.

Les doubles battants, au fond de la salle, s’ouvrirent presque sur-le-champ. Les larmes des masques s’évanouirent dans leur chute, puis séchèrent complètement. Au-delà de la porte ouverte scintillait le rideau noir de la nuit, accroché d’étoile en étoile.

« Nous devons partir », dis-je à Burgundofara. Puis je me rendis compte qu’elle ne pouvait m’entendre et m’approchai suffisamment près d’elle pour pouvoir lui prendre la main, après quoi les paroles devinrent inutiles. Nous quittâmes le vaisseau ensemble et ce n’est que lorsque je m’arrêtai sur le seuil et me retournai pour le regarder une dernière fois qu’une idée me frappa : j’ignorai son nom véritable, et même s’il en possédait un. Et les trois des masques étaient les visages de Zak, de Tzadkiel et du capitaine.

La navette qui nous attendait était bien plus impressionnante que le petit véhicule qui nous avait permis de gagner la surface de Yesod. En fait elle était de la taille de celle qui m’avait transporté de Teur au vaisseau. Il était vraisemblable, pensai-je, que ce fût la même.

« Parfois ils viennent nettement plus près avec le grand », me confia le marin chargé de nous conduire, lorsque nous montâmes à bord. « Sauf qu’ils ne peuvent empêcher de se trouver placés entre les yeux de quelqu’un et quelques étoiles, dans l’affaire. C’est pourquoi vous passerez environ un jour avec nous. »

Je lui demandai de m’indiquer le soleil de Teur, ce qu’elle fit. Ce n’était qu’un point écarlate au-dessus du bastingage, et tous ses mondes, même Dis, restaient invisibles, sauf comme d’infimes taches venant assombrir son visage boudeur lorsqu’ils passaient devant.

J’essayai de montrer la faible étoile blanche qui était une partie de moi ; mais le marin ne put la distinguer, et Burgundofara parut effrayée. Nous franchîmes bientôt le portail de la navette et pénétrâmes dans l’entrepont.

FIN LIVRE V-1

Gene Wolfe

Le Nouveau Soleil de Teur - 1

Cinquième partie du Livre du Nouveau Soleil

roman traduit de l’américain par William Desmond

DENOËL

Titre original : THE URTH OF THE NEW SUN

(Tor Books, New York)

© 1987, by Gene Wolfe

Et pour la traduction française © 1989, par Éditions Denoël, 30, rue de l’Université, 75007 Paris

ISBN : 2-207-30488-4