« Oh ! non, une lame ne l’égratignerait même pas. » Elle sourit. « Comme disait le souteneur en voyant arriver le marin. » Je ris encore, et elle passa un bras sous le mien. « De toute façon, un couteau, c’est pour travailler plus que pour se battre. Comment couper un cordage ou ouvrir les boîtes de ration, si vous n’en avez pas un ? Gardez les yeux bien ouverts ; on ne sait jamais sur quoi on peut tomber dans ces soutes.
— Nous allons dans la mauvaise direction, remarquai-je.
— Je connais un autre chemin et si nous ressortions par là où nous sommes arrivés, vous ne retrouveriez plus rien. C’est trop court.
— Et si Sidero éteint la lumière ?
— Il ne le fera pas. Une fois qu’on la met en marche, elle continue de briller jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne. Ah ! je vois quelque chose. Regardez là. »
J’obtempérai, et me sentis soudain sûr qu’elle avait dû remarquer le couteau pendant que nous poursuivions la créature hirsute, et qu’elle faisait simplement semblant de l’avoir trouvé à l’instant. On ne voyait dépasser que la poignée en os.
« Allez-y. Personne ne se formalisera si vous le prenez.
— Ce n’était pas ça qui m’inquiétait », dis-je.
Il s’agissait d’un couteau de chasse, très pointu, le dos de la lame de deux empans de long formant scie. Exactement ce qu’il fallait pour des travaux grossiers.
« Prenez aussi le fourreau. Vous n’allez pas le tenir à la main toute la journée. »
Il était en cuir noir sans motif, mais comportait une pochette ayant dû contenir autrefois un petit outil, et je me souvins alors de celle, en peau humaine, qui abritait la pierre à affûter de Terminus Est. L’arme me plaisait déjà, mais elle me plut encore davantage quand je vis ce détail.
« Mettez-le à votre ceinture. »
Je m’exécutai, le plaçant à ma gauche, pour équilibrer le poids du pistolet. « Je me serais attendu que les marchandises soient mieux rangées que cela sur un tel vaisseau, dis-je.
— Ce n’est pas là la vraie cargaison, fit Gunnie en haussant les épaules. Juste des bricoles. Est-ce que vous savez comment le vaisseau est construit ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. »
Ma réponse la fit rire. « En vérité, je me dis que personne ne le sait. Nous avons nos petites idées que nous échangeons, mais nous finissons toujours par nous rendre compte qu’elles sont fausses. Ou à tout le moins en partie fausses.
— J’aurais cru que vous connaissiez votre appareil.
— Il est trop vaste, et il comporte trop d’endroits où l’on ne nous envoie jamais, ou que nous ne pouvons trouver seuls, ou dans lesquels nous ne pouvons pénétrer. Mais il possède sept côtés, afin de pouvoir porter plus de toile, si vous me suivez.
— Je comprends.
— Certains ponts – trois, je crois – ont des soutes profondes. C’est là que se trouve la cargaison principale. Sous les autres, on a ménagé des remises en forme de coin, et certaines servent à mettre les bricoles, comme celle-ci. On y trouve aussi des cabines pour l’équipage et je ne sais quoi encore. À propos de cabine, il vaudrait mieux revenir. »
Elle m’avait conduit jusqu’à une autre échelle et une autre plate-forme. « J’avais cru, dis-je, que nous passerions par quelque panneau secret, ou qu’au-delà de ces bricoles, pour parler comme vous, on déboucherait sur un jardin. »
Gunnie secoua la tête et sourit. « Je vois que vous l’avez déjà un peu visité. Vous êtes poète, non ? Et un sacré menteur, je suis prête à le parier.
— J’étais l’autarque de Teur ; ce qui demande de savoir un peu mentir, je le concède. Nous appelons cela de la diplomatie.
— Eh bien, je peux au moins dire qu’il s’agit d’un vaisseau qui marche ; simplement, ce ne sont pas des gens comme vous et moi qui l’ont construit. Autarque… Cela veut-il dire que vous étiez le maître de toute la planète ?
— Non, seulement d’une petite partie, même si légalement j’étais à la tête de Teur dans son intégralité. Et je sais, depuis que j’ai entrepris ce voyage, que je ne serai plus autarque à mon retour, en cas de succès. Ça n’a pas l’air de vous impressionner le moins du monde.
— Des mondes, il y en a tellement. » Soudain, elle s’accroupit et bondit, s’élevant dans l’air comme un gros oiseau bleu. Bien qu’ayant moi-même accompli de tels sauts, il me parut étrange de voir une femme en faire un. Elle arriva ainsi à une coudée à peine au-dessus de la plate-forme et s’y posa, aurait-on dit, comme une plume.
Sans avoir réfléchi, j’avais supposé que les quartiers de l’équipage devaient se réduire à quelque pièce étroite comme celle du château avant du Samru. Au lieu de cela, il y avait toute une série de grandes cabines et de nombreux niveaux donnant sur des coursives, qui elles-mêmes entouraient un large conduit d’aération commun. Gunnie déclara qu’elle devait retourner à son travail, et me suggéra de chercher une cabine vide.
J’étais sur le point de lui dire que je possédais déjà une cabine, que j’avais quittée à peine une veille auparavant ; mais quelque chose m’arrêta. J’acquiesçai et lui demandai dans quel coin la choisir – signifiant par là, ce qu’elle comprit, mon désir d’être près de la sienne. Elle me l’indiqua, et nous nous séparâmes.
Sur Teur, les serrures les plus anciennes sont maintenues fermées par des charmes. Ma suite autarchique possédait un verrou vocal, et si les écoutilles et la porte donnant sur la soute s’ouvraient autrement, les portes vert olive des quartiers d’équipage en étaient également équipées. Les deux premières m’informèrent qu’elles étaient occupées ; il devait néanmoins s’agir de mécanismes anciens, à voir comment leur personnalité avait commencé à se différencier.
La troisième m’invita à entrer, en disant : « Quelle jolie cabine ! »
Je lui demandai depuis combien de temps cette jolie cabine n’avait pas été occupée.
« Je l’ignore, maître. Bien des voyages.
— Ne m’appelle pas maître. Je n’ai pas encore décidé de te prendre. »
La porte ne répondit pas. Sans doute ces serrures étaient-elles d’une intelligence extrêmement limitée ; sans quoi elles pourraient être soudoyées et ne tarderaient pas à sombrer dans la folie. Au bout d’un instant, le battant s’ouvrit, et j’entrai.
Ce n’était pas une jolie cabine comparée à la suite autarchique que j’avais laissée. J’y trouvai deux couchettes étroites, une armoire et un coffre, ainsi qu’une installation sanitaire dans un angle. Une telle couche de poussière recouvrait tout que j’imaginai instantanément un nuage soufflé par le système de ventilation – nuage que l’on aurait pu voir uniquement en compressant le temps comme le compressait le vaisseau ; qu’aurait pu peut-être voir un homme vivant de la vie végétale des arbres, pour lesquels un an est un jour, ou de la vie de Gyoll, qui roule ses flots dans la vallée de Nessus depuis des millénaires.
Tout en pensant à ces choses (une méditation bien plus courte que le temps qu’il m’a fallu pour la transcrire), j’avais trouvé un chiffon rouge dans l’armoire ; après l’avoir mouillé au lavabo, je commençai à enlever la poussière. Une fois nettoyé le dessus du coffre et le cadre de l’une des couchettes, je compris que j’avais décidé – inconsciemment – de rester. J’avais bien entendu l’intention de retrouver ma suite, et d’aller y dormir le plus souvent.
Mais je disposerais aussi de cette cabine. Quand l’ennui me gagnerait, je me joindrais à l’équipage et en apprendrais davantage sur la manœuvre du vaisseau qu’en restant simple passager.
Il y avait également Gunnie. Suffisamment de femmes étaient passées entre mes bras pour que je n’eusse aucune vanité quant à leur nombre : on s’aperçoit rapidement que ces étreintes, quand elles n’exaltent pas l’amour, ne font que l’amoindrir, et bien souvent la pauvre Valéria venait hanter mes pensées ; néanmoins, je désirais ardemment l’affection de Gunnie. En tant qu’autarque, j’avais eu peu d’amis en dehors du père Inire, et de ceux-ci Valéria était la seule femme. Quelque chose dans le sourire de Gunnie me rappelait Théa (comme elle me manquait encore !) et le long voyage jusqu’à Thrax avec Dorcas. Voyage qui alors signifiait uniquement l’exil pour moi, si bien que chaque jour en avait été marqué au sceau d’une hâte fébrile. Je savais maintenant que, de bien des façons, j’avais vécu là l’été de mon existence.