Je me rendis rapidement compte que je m’étais fourvoyé. J’étais à un embranchement de trois corridors là où il aurait dû ne s’en trouver que deux, et l’escalier qu’il m’avait annoncé restait invisible. Je revins sur mes pas, trouvai le coin où (à mon avis) je m’étais trompé, et recommençai. Presque aussitôt, je me retrouvai dans une galerie large et droite comme celle qui, d’après Idas, conduisait aux cuisines. Je supposai que mes vagabondages m’avaient fait faire des détours imprévus, et j’avançai à grands pas, de la meilleure humeur.
Selon les normes du vaisseau, il s’agissait d’un passage particulièrement large et venteux. Aucun doute que c’était ici que se diffusait l’atmosphère à la sortie des appareils chargés de la faire circuler et de la purifier, car elle dégageait un parfum de brise du Sud par une journée pluvieuse de printemps. Le sol n’était ni cette herbe étrange qui agrippait les semelles ni ces croisillons métalliques que j’en étais venu à détester, mais du bois poli sous une épaisse couche de vernis clair. Les parois, d’un gris sombre et désespérant dans le quartier des équipages, étaient ici blanches, et par deux fois je passais devant des sièges rembourrés placés le dossier au mur.
Puis la galerie tourna à plusieurs reprises et j’eus l’impression qu’elle montait très légèrement ; mais le poids que je soulevais à chaque pas était si faible que je n’aurais pu en jurer. Il y avait aux murs des tableaux dont certains étaient animés. L’un d’eux représentait notre vaisseau, comme aurait pu l’enluminer quelqu’un placé très loin ; je ne pus m’empêcher de m’arrêter pour regarder, et je frissonnai à l’idée que j’avais bien failli le voir ainsi.
Encore un tournant – mais en fait je débouchai sur un cercle de portes : là se terminait la galerie. J’en choisis une au hasard et m’engageai dans un passage étroit, si sombre, après la blancheur de la galerie, que je ne voyais guère que les lumières du plafond.
Quelques instants plus tard, je me rendis compte que je venais de passer une écoutille, la première que je voyais depuis que j’avais réintégré le vaisseau ; toujours hanté par la peur qui m’avait saisi lorsque j’avais vu ce tableau terrible et magnifique, je sortis mon collier tout en m’avançant, et m’assurai qu’il n’avait pas été endommagé.
Le passage tourna par deux fois, se divisa, et se mit à tourner sur lui-même comme un serpent.
Une porte s’ouvrit à mon passage, et un arôme de viande rôtie flotta jusqu’à mes narines. Une voix, celle, mécanique et ténue du verrou, me dit : « Bienvenue pour votre retour, maître. »
Je jetai un coup d’œil depuis le seuil et reconnus ma propre cabine. Non pas celle que j’avais choisie dans le quartier de l’équipage, mais la suite autarchique que j’avais quittée pour lancer le coffret de plomb dans la grande lumière du nouveau monde en gestation, seulement une veille ou deux auparavant.
CHAPITRE V
Le héros et les hiérodules
Le steward m’avait apporté mon repas et, ne m’ayant pas trouvé dans la suite, l’avait laissé sur la table. Le rôti était encore chaud sous sa cloche ; je me mis à dévorer la viande en l’accompagnant de pain frais et de beurre salé, de céleri et de salsifis, et en l’arrosant de vin rouge. Après quoi je me déshabillai, me lavai et me couchai.
L’homme me réveilla en me secouant par l’épaule. C’était étrange, mais lors de mon embarquement, alors que j’étais autarque de Teur, c’est à peine si je l’avais remarqué, alors qu’il m’apportait mes repas et satisfaisait avec empressement tous mes petits désirs ; mais sans doute était-ce précisément cet empressement qui me l’avait fait ignorer. Après avoir été moi-même membre de l’équipage, c’était comme s’il me montrait un autre visage.
Il avait les yeux baissés vers moi, le regard brillant d’excitation dans son visage aux traits grossiers mais à l’expression intelligente. « Quelqu’un désire vous voir, autarque », murmura-t-il.
Je me mis sur mon séant. « Quelqu’un qui valait la peine que tu me réveilles ?
— Oui, autarque.
— Le capitaine, sans doute ? » Allais-je être réprimandé pour mon escapade sur le pont ? Cela semblait peu vraisemblable, même si l’on m’avait fourni le collier simplement en cas d’urgence.
« Non, autarque. Notre capitaine vous a déjà vu, j’en suis sûr. Ce sont trois hiérodules, autarque.
— Ah oui ? » J’essayai de gagner du temps. « N’est-ce pas la voix du capitaine que l’on entend parfois dans les coursives ? Quand m’a-t-il vu ? Je ne me souviens pas de l’avoir rencontré.
— Aucune idée, autarque. Mais notre capitaine vous a vu, j’en suis sûr. Et même souvent, sans doute. Notre capitaine voit les gens.
— En effet. » Tout en enfilant une chemise propre, je digérai cette information : qu’un vaisseau secret existait à l’intérieur du vaisseau, de même que le Manoir secret existait à l’intérieur du Manoir Absolu. « Ça doit interférer avec le reste de son travail.
— Je ne le crois pas, autarque. Ils attendent à l’extérieur. Pourriez-vous vous dépêcher ? »
Je finis bien entendu de m’habiller encore plus lentement. Pour retirer la ceinture de mon pantalon poussiéreux, il me fallait détacher le pistolet et le poignard que Gunnie m’avait trouvé. Le steward me dit que je n’en aurais pas besoin ; c’est pourquoi je les pris, avec l’impression stupide que j’allais procéder à l’inspection d’un bataillon de demilances. Le poignard était tellement long qu’on aurait pu l’appeler un glaive.
Il ne m’était pas venu à l’esprit que les trois hiérodules pouvaient être Ossipago, Barbatus et Famulimus. Pour ce que j’en savais, je les avais laissés loin derrière moi sur Teur, et je ne les avais pas vus dans mon transfert de la navette au vaisseau ; mais, bien entendu, ils possédaient leur propre engin spatial. Et voici qu’ils se tenaient devant moi, déguisés (fort médiocrement) en êtres humains, exactement comme la première fois, au château de Baldanders.
Ossipago s’inclina aussi raidement que ce jour-là, Barbatus et Famulimus avec autant de grâce. Je leur rendis leur salut du mieux possible et leur déclarai que s’ils souhaitaient me parler, ils seraient les bienvenus dans la suite autarchique, et qu’ils voulussent bien en excuser le désordre.
« Nous ne pouvons pénétrer à l’intérieur, répondit Famulimus, quand bien même nous le souhaiterions. La pièce dans laquelle nous vous conduisons n’est pas très loin. » Comme toujours, la voix de l’entité féminine était comme le grisollement d’une alouette.
Barbatus ajouta, de son timbre masculin de baryton : « Les cabines comme la vôtre ne sont pas aussi sûres que nous pourrions le souhaiter.
— Dans ce cas, je vous suis où vous voudrez, dis-je. Savez-vous, c’est un véritable plaisir que de vous revoir. Vos visages, même si ce sont de faux visages, sont ceux de ma patrie.
— Je vois que vous nous connaissez », dit Barbatus, tandis que nous nous engagions dans la coursive. « Mais les visages que cachent ces masques sont trop horribles pour vous, je le crains. »
La coursive était trop étroite pour que l’on pût tous marcher de front, et nous avancions deux par deux, moi-même à côté de Barbatus, et Ossipago derrière avec Famulimus. Il me fallut longtemps pour que se dissipât le désespoir qui s’empara de moi à cet instant. « C’est la première fois ? demandai-je. Ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés ?
— Bien que nous ne vous connaissions pas, Sévérian, vous nous connaissez, roucoula Famulimus. J’ai vu comme vous vous êtes senti heureux en nous voyant, à l’instant. Nous nous sommes rencontrés souvent, et nous sommes amis.