« Je ne voulais pas que vous veniez et avoir l’air de vous extorquer de l’argent, s’gneur, se défendit l’aubergiste. Ni pour ceci, ni pour cela, jamais. »
J’examinai les dégâts. « Mais vous l’aurez.
— Alors je le donnerai. Il y a tellement de pauvres à Os, en ce moment.
— Je veux bien le croire. » Je ne faisais guère attention à ce qu’il me disait et à ce que je lui répondais, mais j’examinai les volets ; c’était pour les voir que j’avais tenu à monter à l’étage. Burgundofara avait dit qu’on les avait brisés, et c’était exact. Les écrous avaient arraché le bois aux boulons qui les tenaient. Je me rappelais les avoir fermés à la crémone et les avoir ouverts de nouveau. Lorsque je repassai les événements de la nuit dans ma tête, je me voyais les toucher simplement – et ils s’étaient ouverts.
« Ce serait mal de ma part, s’gneur, de vous prendre quelque chose après ce que vous avez fait pour moi. Le Chowder Pot va être célèbre d’un bout à l’autre du fleuve maintenant. » Ses yeux étaient perdus dans un rêve de notoriété invisible pour moi. « Non que mon auberge ne soit pas déjà connue ; c’est la meilleure d’Os. Mais il y aura des gens qui viendront ici simplement à cause de tout ça. » L’inspiration le saisit. « Je ne ferai rien réparer ! Absolument rien ! Je laisserai tout dans le même état !
— Et vous ferez payer pour voir.
— Exactement, s’gneur, vous avez compris. Pas les clients, évidemment, mais les autres, ah ! ça, oui ! »
J’étais sur le point de lui ordonner de n’en rien faire et de faire plutôt réparer les dégâts ; mais je refermai la bouche avant d’avoir commencé de parler. Était-ce pour priver cet homme de la chance de sa vie – si chance il y avait – que j’étais revenu sur Teur ? Il m’aimait maintenant comme un père aime un fils qu’il ne comprend pas. De quel droit lui faire tort ?
« Mes clients ont parlé, la nuit dernière. Je suppose que vous ne savez pas ce qui s’est passé, après que vous avez rendu la vie au pauvre Zama ?
— Dites-moi. »
Une fois de retour dans la salle commune, j’insistai pour le payer, mais il ne voulut pas accepter d’argent. « Un dîner pour deux, hier au soir. Le logement pour Zama et moi. Deux orichalques pour la porte, deux pour le mur, deux pour le lit, deux pour les volets. Petit déjeuner pour Zama et moi ce matin. Comptez le logement et le petit déjeuner de la femme au capitaine Hadelin et voyons ce qu’il me revient de payer. »
Il s’exécuta, rédigeant une liste complète sur un bout de papier brun à l’aide d’une plume baveuse au manche mâchonné. Puis il aligna des petites piles bien nettes de pièces d’argent, de cuivre et de laiton pour moi. Je lui demandai s’il était sûr de me devoir autant.
« Ici, c’est le même prix pour tout le monde, s’gneur. Je ne fais pas mes additions à la tête du client, mais en comptant ce qu’il a consommé, bien que ça ne me plaise pas du tout de vous prendre quoi que ce soit. »
La note de Hadelin demanda beaucoup moins de calculs, et nous partîmes tous les quatre. De toutes les auberges dans lesquelles j’ai séjourné, c’est certainement le Chowder Pot que j’ai eu le plus de regrets à quitter ; la nourriture et le vin y étaient bon, et la compagnie des matelots sympathique. J’ai souvent rêvé d’y retourner, et peut-être le ferai-je un jour. Il est évident que bien plus de personnes sont venues à mon aide, lorsque Zama a défoncé ma porte, qu’on ne pouvait raisonnablement s’y attendre, et j’ai envie de me dire que l’une ou même plusieurs d’entre elles étaient moi-même. Et de fait il me semble parfois avoir perçu fugitivement mes traits à la lumière vacillante des bougies, cette nuit-là.
Je n’y pensais nullement, néanmoins, lorsque nous nous retrouvâmes dehors, dans la fraîcheur du matin ; le silence du point du jour était déjà rompu et des charrettes cahotaient bruyamment dans les ornières de la rue ; des femmes, la tête dissimulée dans des foulards, en route pour le marché, s’arrêtaient pour nous regarder passer. Un atmosphère semblable à une grande sauterelle passa dans le ciel avec un grondement. Je le suivis des yeux jusqu’à ce que je l’eusse perdu de vue, sentant le rappel fantomatique de l’étrange vent qui avait soufflé des pentadactyles attaquant notre cavalerie à Orithyia.
« On n’en voit plus guère, s’gneur », remarqua Hadelin d’un ton bourru dans lequel je n’avais pas encore appris à reconnaître de la déférence. « La plupart ne volent plus, à l’heure actuelle. »
Je lui avouai n’en avoir encore jamais vu de ce modèle.
Nous tournâmes à un coin de rue, d’où l’on avait une vue excellente vers le bas de la colline : le quai en pierres sombres, les bateaux de toutes tailles qui s’y trouvaient amarrés et au-delà, Gyoll, large comme un bras de mer, aux eaux scintillantes sous le soleil du matin, la rive opposée disparaissant dans la brume brillante. « Nous devons nous trouver bien en dessous de Thrax », dis-je à Burgundofara que j’avais confondue un instant avec Gunnie, à qui j’avais parlé de la ville.
Elle se tourna, me sourit et voulut me prendre par le bras.
Hadelin se retourna. « Une bonne semaine, sauf avec un vent toujours favorable. Itinéraire sûr. Curieux que vous connaissiez un coin pareil. »
Le temps d’atteindre le quai, un attroupement s’était formé derrière nous, restant à bonne distance ; les gens murmuraient et me montraient du doigt ainsi que Zama. Burgundofara voulut les faire se disperser et m’appela à la rescousse lorsqu’elle vit que ses efforts étaient vains.
« Pourquoi ? lui demandai-je. Nous n’allons pas tarder à appareiller. »
Une vieille femme cria soudain le nom de Zama et se précipita pour l’embrasser. Il sourit, et il était clair qu’elle ne lui voulait aucun mal. Il acquiesça quand elle le supplia de lui dire s’il se sentait bien, et je lui demandai si elle était la grand-mère du jeune homme.
Elle me fit une révérence provinciale. « Oh ! non, s’gneur ! Mais je l’ai connu tout petit, autrefois, comme beaucoup d’enfants. Lorsque j’ai appris que Zama était mort, c’était comme si un morceau de moi-même était mort avec lui.
— C’est ce qui est arrivé », dis-je.
Des marins vinrent prendre nos ballots, et je me rendis compte que j’avais été tellement captivé par le spectacle de la vieille femme et de Zama, que je n’avais même pas encore jeté un coup d’œil au bateau de Hadelin. C’était un chebec qui paraissait tout à fait maniable – j’ai toujours eu de la chance avec mes embarcations. Déjà à bord, Hadelin nous fit signe de le suivre.
La vieille femme s’accrocha à Zama, des larmes roulant le long de ses joues. Tandis que je regardai, il en essuya une et dit : « Ne pleure pas, Mafalda. » Ce fut la seule fois qu’il ouvrit la bouche.
Les autochtones disent que leur bétail peut parler mais s’en abstient, car les bêtes savent qu’en parlant on mande le démon, et que toutes nos paroles ne sont que des malédictions dans la langue de l’empyrée. Zama avait l’air d’être comme elles, en fait. La foule s’entrouvrit comme s’écartent les vagues devant les terribles mâchoires d’un kronosaure, et Ceryx s’avança au milieu.
Son bâton ferré était surmonté d’une tête humaine en décomposition, son corps frêle drapé dans une peau humaine brute ; mais lorsque je vis ses yeux, je m’étonnai qu’il se souciât de ce genre de mascarade, comme on s’étonne de voir une femme ravissante se parer de verroteries et s’habiller de fausse soie. Je n’avais pas compris quel mage puissant il était.