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Emporté par la formation de mon enfance, je pris le poignard que Burgundofara glissa dans ma main et le saluai avant que l’Incréé ne nous jugeât, la lame devant le visage.

Il crut sans aucun doute que j’avais l’intention de le tuer, comme l’exigeait Burgundofara. Il parlait dans sa main gauche et s’apprêtait à lancer le sortilège empoisonné.

Zama se transforma. Non pas lentement, comme cela se produit dans les contes ; mais, avec une soudaineté encore plus effrayante, il fut encore l’homme mort qui avait violemment fait irruption dans notre chambre. Un cri monta de la foule, semblable à celui que lance une bande de singes.

Ceryx voulut s’enfuir, mais elle se referma devant lui comme un mur. Peut-être quelqu’un le retint-il ou lui coupa-t-il intentionnellement le chemin, je l’ignore. En un instant Zama fut sur lui et j’entendis le cou du mage se briser avec le bruit que fait un chien brisant un os entre ses mâchoires.

Le temps d’une ou deux respirations et ils se retrouvèrent allongés ensemble, l’homme mort sur l’homme mort ; puis Zama se releva, de nouveau vivant et même pleinement vivant à présent – telle fut du moins mon impression. Je le vis qui nous reconnaissait, la vieille femme et moi, et sa bouche s’ouvrit. Mais une demi-douzaine de lames l’avaient transpercé avant qu’il eût pu prononcer un mot.

Le temps d’arriver auprès de lui, il était moins un homme qu’un amas de chair perdant du sang de partout. Il jaillissait de sa gorge en un flot allant s’amenuisant ; son cœur battait encore, sans aucun doute, alors qu’on lui avait ouvert la poitrine d’un coup de poinçon. Je me tins au-dessus de lui et tentai de le ramener à la vie, une fois de plus. Les yeux de la tête fichée sur le bâton de Ceryx roulèrent dans leur orbite putride et me fixèrent ; écœuré, je détournai la tête, m’étonnant de me trouver si cruel, moi qui étais bourreau. Quelqu’un me prit par la main et me conduisit au bateau ; pendant que nous escaladions la passerelle, je m’aperçus que c’était Burgundofara.

Hadelin nous reçut au milieu de l’agitation du départ. « Cette fois ils l’ont eu, s’gneur. La nuit dernière, ils avaient tous peur de frapper le premier. À la lumière du jour, c’est différent. »

Je secouai la tête. « Ils l’ont tué parce qu’il n’était plus dangereux pour eux, capitaine.

— Il faudrait qu’il s’allonge, murmura Burgundofara. Il a perdu beaucoup d’énergie. »

Hadelin montra une porte sous le pont principal. « Je vais vous montrer votre cabine. Elle n’est pas très grande, mais… »

Je secouai de nouveau la tête. Il y avait des bancs de chaque côté de cette porte, et je demandai à m’y reposer. Burgundofara alla jeter un coup d’œil à la cabine pendant que j’essayais de chasser l’image de Zama qui persistait devant mes yeux, tout en observant le manège des marins, prêts à larguer les amarres. L’un des bateliers à la peau recuite par le soleil me parut familier ; mais moi qui n’oublie rien, j’éprouve parfois des difficultés à traquer un souvenir dans une mémoire qui devient tous les jours un peu plus vaste.

CHAPITRE XXXIII

À bord de l’Alcyon

Un chebec, donc, bas sur l’eau et élancé. Son mât de misaine portait une immense voile latine, et son grand mât trois voiles carrées que l’on pouvait abattre sur le pont pour y prendre des ris ; le mât d’artimon était équipé d’une voile à corne surmontée d’un petit hunier ; la vergue de la voile à corne se prolongeait d’une hampe de laquelle, pour les grandes occasions (et Hadelin semblait considérer que notre départ en était une), on laissait pendre au-dessus de l’eau une bannière surchargée de motifs. Des drapeaux répétant ces motifs, ne représentant, pour autant que je sache, aucune des nations de Teur, claquaient à la pointe de chacun des mâts.

À la vérité, un départ à la voile revêt à peu près toujours un aspect de fête, pourvu qu’il ait lieu de jour et par beau temps. Il me semblait à chaque instant que nous étions sur le point de lever l’ancre, et à chaque instant mon cœur devenait plus léger. J’avais tort, je le sentais bien, de me sentir heureux ; j’aurais dû me sentir malheureux et épuisé, comme je l’avais été en regardant le corps du pauvre Zama, puis encore pendant quelque temps. Je n’arrivais pas à rester dans cet état d’esprit. Je rabattis le capuchon de ma cape comme j’avais une fois rabattu celui de ma cape de guilde lorsque je m’étais engagé, sourire aux lèvres, sur le chemin de l’exil ; et bien que celle-ci (prise dans la garde-robe de la suite autarchique du vaisseau de Tzadkiel, un matin qui me paraissait maintenant aussi loin que le premier jour de la création) fût de fuligine purement par hasard, je souris une fois de plus en prenant conscience que la Voie d’Eau (en réalité un chemin de terre) longeait ce même fleuve et que l’eau qui clapotait aux flancs de l’Alcyon en lécherait bientôt les berges sombres.

Craignant le retour de Burgundofara ou qu’un marin pût apercevoir mon visage, j’escaladai les quelques marches qui donnaient sur le gaillard d’arrière et découvris que nous avions pris le large pendant que je me perdais dans mes pensées. Os se trouvait déjà loin derrière nous, et seule la limpidité de l’air faisait que la bourgade était encore visible. Ses ruelles sordides et sa population vicieuse, je les connaissais assez bien ; mais l’air pétillant du matin transformait ses murs branlants et ses tours à demi ruinées et lui donnaient l’aspect d’une ville enchantée, semblable à celles que j’avais vues dans le livre brun de Thécla. Je me souvenais de l’histoire, bien sûr, comme je me souviens de tout ; et je commençai à me la raconter, appuyé sur le bastingage et murmurant les mots tandis que s’estompait la ville, bercé par le léger balancement de notre bateau, qui roulait à peine sous la plus légère des brises.

Conte de la ville qui avait oublié fauna

Il y a bien longtemps, alors que la charrue était une nouveauté, neuf hommes remontaient une rivière à la recherche d’un endroit où établir une nouvelle ville. Après de nombreux jours à peser sur la rame au milieu d’étendues sauvages, ils arrivèrent en un lieu où une vieille femme avait bâti une hutte de branchages et défriché un jardin.

Ils tirèrent leur embarcation sur la berge, car les provisions qu’ils avaient emportées étaient épuisées, et cela faisait plusieurs jours qu’ils devaient se contenter des poissons qu’ils réussissaient à pêcher dans la rivière ainsi que de l’eau de celle-ci. La vieille femme, dont le nom était Fauna, leur donna de l’hydromel, des melons et des haricots, blancs, noirs et rouges ; des carottes et des navets ; des concombres aussi gros que le bras, ainsi que des pommes, des cerises et des abricots.

Cette nuit-là, ils dormirent autour de son feu et le lendemain matin, alors qu’ils parcouraient la terre en mangeant ses raisins et ses fraises, ils virent qu’il y avait là tout ce qu’il fallait pour construire une grande ville ; on pouvait faire flotter des pierres sur des radeaux de troncs d’arbres depuis les montagnes, il y avait une eau de bonne qualité en abondance, et le sol fertile faisait verdir la moindre graine que l’on y plantait.

Ils tinrent alors conseil. Certains voulaient tuer la vieille femme. D’autres, plus miséricordieux, que l’on se contentât de la chasser. Quelques-uns songeaient à la mystifier d’une manière ou d’une autre.

Mais leur chef était un homme pieux qui déclara : « Si jamais nous commettons des actes aussi affreux, croyez bien que l’Incréé ne sera pas sans les remarquer, car elle nous a accueillis et nous a donné tout ce qu’elle possédait, à l’exception de sa terre. Offrons-lui de l’argent pour celle-ci. Il se peut qu’elle la vende, n’ayant pas idée de la valeur de ce qu’elle détient. »