Elle s’avança. C’était une fillette d’une quinzaine d’années avec de longs cheveux bruns et un bras atrophié, pas plus grand que celui d’un enfant.
« Pourquoi nous espionnais-tu, Herena ? »
Elle parla, mais je ne pus entendre.
« Elle n’espionnait pas, intervint son père. Elle ramassait des noix. C’est une bonne fille. »
Il arrive parfois – quoique rarement – que l’on regarde quelque chose que l’on a vu des dizaines de fois, et qu’on le voie d’une manière différente. Lorsque moi, Thécla la boudeuse, j’installai mon chevalet auprès d’une cataracte, mon professeur me disait toujours de l’observer d’un œil neuf ; jamais je ne compris ce qu’il voulait dire, et je ne tardai pas à me convaincre que cela n’avait aucun sens. Je voyais maintenant le bras atrophié de Herena non pas comme une difformité permanente (comme j’avais toujours vu ce genre de choses auparavant), mais comme une erreur à corriger de quelques coups de pinceau.
« Ce doit être dur… », risqua Burgundofara. Se rendant compte qu’elle pouvait être offensante, elle ajouta : « De sortir de si bon matin.
— Je guérirai le bras de ta fille, si tu le souhaites. »
Le hetman ouvrit la bouche pour parler, puis la referma. Rien ne paraissait avoir changé dans son visage, et pourtant j’y lisais de la peur.
« Le souhaites-tu ? demandai-je.
— Oui, bien sûr. »
Ses yeux, et les invisibles regards de tout le reste du village, m’oppressaient. « Il faut qu’elle vienne avec moi, dis-je. Nous n’irons pas loin, et cela ne prendra que peu de temps. »
Il acquiesça lentement. « Herena, tu dois aller avec le s’gneur. » Je me rendis compte alors de l’air d’opulence que devaient me donner aux yeux de ces gens les vêtements pris dans la suite autarchique. « Sois une bonne fille, et n’oublie jamais que ta mère et moi, toujours nous… » Il se détourna.
Elle marcha devant moi sur le chemin qui retournait vers le bois, jusqu’à ce que nous ayons perdu le village de vue. La jointure de son bras atrophié n’était pas visible sous l’emmanchure de sa robe en haillons. Je lui dis de l’enlever ; elle m’obéit, la soulevant au-dessus de sa tête.
J’avais conscience des feuilles pourpres et or, du brun tirant sur le rose de son bras, comme j’aurais pu l’être des couleurs de joyaux de quelque microcosme que j’aurais observé par une ouverture. Le chant des oiseaux et le babil de la rivière étaient aussi lointains et doux que le tintement d’un orchestrion tout au fond d’une cour.
Je touchai l’épaule de Herena, et la réalité elle-même devint une argile à pétrir et étirer. D’une passe ou deux je lui modelai un nouveau bras, image en miroir de l’autre. Une larme qui tomba sur mes doigts pendant que je travaillais fut assez chaude pour me brûler ; la jeune fille tremblait.
« J’ai terminé, dis-je. Remets ta robe. » De nouveau je me trouvais dans le microcosme, et de nouveau il me paraissait être le monde.
Elle se tourna pour me faire face. Elle souriait, en dépit des larmes qui lui striaient les joues. « Je vous aime, mon seigneur », dit-elle, se jetant aussitôt à terre pour embrasser le bout de ma botte.
« Puis-je voir tes mains ? » lui demandai-je. Je n’arrivais pas à croire moi-même à ce que j’avais accompli.
Elle les tendit vers moi. « Ils vont maintenant m’emporter très loin comme esclave, dit-elle. Ça m’est égal. Non, ils ne le feront pas. J’irai me cacher dans les montagnes. »
Je regardai ses mains, qui me parurent parfaites jusque dans les moindres détails, y compris lorsque je les pressai l’une contre l’autre. Il est rare pour une personne d’avoir les deux mains exactement de la même dimension, celle dont on se sert le plus étant généralement la plus grande ; mais les siennes l’étaient. Je grommelai : « Qui va t’emporter, Herena ? Les cultellarii viennent-ils piller ton village ?
— Les assesseurs, bien sûr.
— Simplement parce que tu possèdes maintenant deux bons bras ?
— Parce que maintenant je n’ai rien qui ne va pas, oui. » Elle s’interrompit, soudain frappée par une nouvelle idée, et ses yeux s’agrandirent. « Tout est bien, maintenant, n’est-ce pas ? »
Ce n’était pas le moment de philosopher. « Oui, tu es parfaite. Tu es une très jolie jeune fille.
— Alors ils vont me prendre. Et vous, vous êtes bien ?
— Simplement un peu faible. J’irai mieux dans quelques instants. » Je me servis du bord de ma cape pour m’essuyer le front, exactement comme lorsque j’étais bourreau.
« Vous n’avez pas l’air d’aller bien.
— Essentiellement, ce sont les énergies de Teur qui ont guéri ton bras. Mais elles sont passées à travers moi. Je pense qu’elles ont emporté un peu de la mienne propre au passage.
— Vous connaissez mon nom, mon seigneur. Quel est le vôtre ?
— Sévérian.
— Je vais vous préparer à manger dans la maison de mon père, seigneur Sévérian. Il reste encore quelque chose. »
Un vent se leva, qui jeta les feuilles vivement colorées à nos visages sur le chemin du retour.
CHAPITRE XXIX
Parmi les villageois
Si ma vie est remplie de chagrins et de triomphes, elle n’a connu que peu de plaisirs en dehors des plus simples, ceux de l’amour et du sommeil, de l’air pur et de la bonne nourriture, bref, les choses que tout le monde connaît. Parmi les plus précieux moments, je conserve celui du visage du hetman lorsqu’il vit le bras de sa fille. Il y avait un tel mélange d’émerveillement, de crainte et de ravissement dans son expression que l’on aurait dit que je venais de le raser de frais pour mieux distinguer ses traits. Herena, je crois, éprouva le même plaisir que moi ; mais lorsqu’elle en eut joui tout son saoul, elle alla l’embrasser et lui dit qu’elle m’avait promis un rafraîchissement avant de nous conduire par l’entrée de sa maison, où elle alla embrasser sa mère.
Dès que nous fûmes à l’intérieur, la peur des villageois se transforma en curiosité. Quelques-uns des hommes les plus courageux se frayèrent un chemin jusque sous le toit du hetman, et s’accroupirent en silence derrière nous. On nous avait installés sur des nattes autour d’une petite table tandis que la femme du hetman – sans cesser de pleurer et de se mordre les lèvres simultanément – nous servait notre festin. Les autres se contentaient de jeter des coups d’œil par l’entrée ou par des fissures dans les murs sans fenêtres.
Il y avait des gâteaux frits de maïs écrasé, des pommes que le gel avait quelque peu endommagées, de l’eau et (un morceau de choix, à voir comment les spectateurs silencieux salivaient devant) deux râbles de lièvres, bouillis, aromatisés, salés et servis froids. Le hetman et sa famille ne participèrent pas au repas. Je l’ai traité de festin, car il était tel aux yeux de ces gens ; mais le simple repas du marin auquel nous avions eu droit quelques veilles auparavant était un banquet de roi en comparaison.
Je me rendis compte que je n’avais pas faim, bien que je me sentisse fatigué et très assoiffé. Je mangeai l’un des gâteaux et chipotai sur la viande tout en descendant de grandes rasades d’eau, puis jugeai que la plus haute marque de courtoisie était probablement de laisser au hetman une partie de la nourriture, puisqu’ils en avaient manifestement si peu, et me mis à casser des noix.
Manifestement, c’était le signal qu’attendait mon hôte pour parler. « Je m’appelle Bregwyn, dit-il. Notre village s’appelle Vici. Voici Cinnia, ma femme, et vous connaissez Herena, notre fille. Cette femme », il eut un geste de la tête en direction de Burgundofara, « dit que vous êtes un homme bon.