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— Mon nom est Sévérian, et voici Burgundofara. Je suis un homme mauvais qui essaie de devenir bon.

— Ici, à Vici, nous n’avons que peu de nouvelles du monde. Peut-être allez-vous nous dire par quel heureux hasard vous êtes passé par notre village. »

Il fit cette déclaration avec une expression d’intérêt poli, sans plus, me ménageant un silence. Il aurait été tout à fait facile de régaler ces villageois de quelque pieu mensonge parlant de commerce ou de pèlerinage ; et de fait, si je leur avais dit que nous espérions que Burgundofara pourrait regagner sa patrie, au bord de l’océan, nous n’aurions même pas vraiment menti. Mais avais-je le droit de me livrer à de tels racontars ? J’avais dit un peu plus tôt à Burgundofara que c’était précisément pour ces gens que j’avais été jusqu’au fond de l’univers, pour les sauver. Je jetai un coup d’œil à la femme du hetman, usée par le travail, en larmes ; à tous ces hommes, avec leur barbe grisonnante et leurs mains calleuses. Quel droit avais-je de les traiter comme des enfants ?

« Cette femme, dis-je, est de Liti. Peut-être avez-vous entendu parler de cet endroit ? »

Le hetman secoua la tête.

« Les gens, là-bas, sont des pêcheurs. Elle espère pouvoir retourner chez les siens. » Je pris une profonde inspiration. « Je… » Le hetman se pencha très légèrement en avant tandis que je cherchais mes mots. « J’ai été capable d’aider Herena. De lui rendre son intégrité. Cela, vous le savez.

— Nous vous en sommes reconnaissants », dit-il.

Burgundofara me toucha au bras. Lorsque je croisai son regard, ses yeux me dirent que ce que je m’apprêtais à faire risquait d’être dangereux. Je le savais déjà.

« Teur elle-même a besoin de retrouver son intégrité. »

Le hetman ainsi que tous les autres hommes accroupis le dos au mur de la hutte eurent un mouvement en avant ; je vis des hochements de tête.

« Je suis venu pour lui rendre cette intégrité. »

Comme si les mots sortaient malgré lui de sa bouche, un des hommes déclara : « Il a neigé, alors que le maïs n’était pas encore mûr. C’est la deuxième année. » Il y eut des hochements de têtes approbateurs, et l’homme qui se trouvait assis derrière le hetman, et donc me faisait face, ajouta : « Les gens du ciel sont en colère contre nous. »

Je tentai une explication. « Les gens du ciel, les hiérodules et les hiérarques, ne nous haïssent pas. C’est simplement qu’ils sont loin de nous et qu’ils nous craignent à cause de choses que nous avons faites il y a très, très longtemps, alors que notre race était encore jeune. Je me suis rendu auprès d’eux. » J’observais le visage sans expression des villageois, me demandant s’il y en aurait un pour me croire. « J’ai obtenu une conciliation – je les ai approchés de nous et nous ai rapprochés d’eux, je pense. Ils m’ont renvoyé. »

Cette nuit-là, tandis que j’étais couché à côté de Burgundofara dans la hutte du hetman (qu’il avait absolument tenu, soutenu par sa femme et sa fille, à libérer pour nous), elle m’avait dit : « Ils finiront par nous tuer, tu verras.

— Nous partirons demain, lui avais-je promis.

— Ils ne nous laisseront pas partir », avait-elle répliqué ; et au matin nous nous aperçûmes que nous avions eu l’un et l’autre raison, d’une certaine manière. Certes, nous partîmes ; mais les villageois nous avaient parlé d’un autre village, du nom de Gurgustii, à quelques lieues de là, et nous y accompagnèrent. À notre arrivée, on exhiba le bras de Herena, ce qui provoqua de grands émerveillements, et nous eûmes droit (non seulement Burgundofara et moi, mais également Herena, Bregwyn et les autres) à un festin qui nous rappela tout à fait celui de la veille, sauf qu’il y avait du poisson frais à la place du lièvre.

Après quoi on m’informa de l’existence d’un homme très bon et très important pour Gurgustii, mais qui était actuellement très malade. Je dis à ses concitoyens que je ne pouvais rien garantir mais que j’allais l’examiner et que je l’aiderais si je pouvais.

La hutte dans laquelle il gisait semblait aussi antique que le personnage lui-même et dégageait une puanteur de maladie et de mort. J’ordonnai aux villageois qui se massaient derrière moi de sortir et, fouillant dans la pièce unique, trouvai une natte dépenaillée suffisamment grande pour bloquer l’entrée sans porte.

Celle-ci fermée, il faisait tellement noir dans la hutte que c’est à peine si je devinais le malade. Quand je me penchai sur lui, je crus tout d’abord que mes yeux commençaient à s’habituer à l’obscurité, mais au bout de quelques instants me rendis compte qu’il faisait un peu moins sombre. Une faible lumière jouait sur l’homme, se déplaçant avec les mouvements de mes yeux. Ma première idée fut qu’elle venait de l’épine que je gardais dans le sac de cuir cousu par Dorcas pour la Griffe, même s’il paraissait impossible qu’elle pût ainsi rayonner à travers le cuir et ma chemise. Je la sortis. Elle était aussi noire que lorsque j’avais essayé d’éclairer la coursive devant ma cabine, et je la remis en place.

Le vieillard malade ouvrit les yeux. Je lui adressai un hochement de tête et esquissai un sourire.

« Es-tu venue pour me prendre ? demanda-t-il d’une voix qui n’était plus qu’un murmure.

— Je ne suis pas la Mort, répondis-je, même si on m’a souvent pris pour elle.

— Je croyais que vous l’étiez, s’gneur. Vous avez l’air si bon.

— Souhaites-tu mourir ? Il ne me faudra qu’un instant, si tu le veux.

— Oui, si je ne peux pas guérir. » Ses yeux se refermèrent.

Je soulevai la couverture en tissage local qui le recouvrait. Dessous il était nu. Il avait le côté droit enflé ; la bosse avait la taille d’une tête d’enfant. Je la fis disparaître du plat de la main, frissonnant à l’énergie qui jaillissait de Teur et passait par mes jambes et mes doigts.

Soudain la hutte fut de nouveau plongée dans l’obscurité, et je me retrouvai assis sur le sol de terre battue, écoutant la respiration du malade, comme pris par un sortilège. J’eus l’impression que beaucoup de temps avait passé. Je me levai, fatigué, avec le sentiment que je pourrais être bientôt malade : je me sentais tout à fait comme après l’exécution d’Agilus. Je détachai la natte et m’avançai au soleil.

Burgundofara vint m’embrasser. « Tu vas bien ? »

Je lui répondis que oui, et demandai si je ne pouvais pas m’asseoir quelque part. Un gros homme à la voix puissante – je suppose qu’il devait être l’un des parents du vieillard malade – s’ouvrit un chemin à coups de coudes dans la foule, exigeant de savoir si « Declan » allait guérir. Je lui dis que je ne le savais pas, tout en essayant de me frayer un chemin à travers l’attroupement dans la direction que m’indiquait Burgundofara. On était après nones, et il faisait cette chaleur des belles journées d’automne. Si je m’étais senti mieux, j’aurais trouvé comique le spectacle de l’agitation de ces péons en sueur ; ils me rappelaient tout à fait l’auditoire que Baldanders avait terrifié lorsque nous avions joué la pièce du Dr Talos à la Croix de Ctésiphon. Aujourd’hui, ils me suffoquaient.

« Dites-moi ! me criait le gros homme en plein visage. Va-t-il guérir ? »

Je me tournai vers lui. « Mon ami, tu penses que je suis obligé de répondre à tes questions parce que ton village m’a nourri. Eh bien, tu te trompes ! »

Les autres l’entraînèrent et je crois bien qu’ils l’assommèrent. J’entends en tout cas le bruit mat d’un coup.