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Herena me prit la main. La foule s’ouvrit devant nous, et elle me conduisit jusqu’à un arbre à la vaste ramure ; nous nous assîmes dessous, sur un sol nu et lisse où les anciens du village tenaient certainement leurs réunions.

Avec des courbettes, quelqu’un vint nous demander si nous n’avions besoin de rien. Je demandai de l’eau ; une femme m’en apporta, fraîche de la rivière, dans une jarre embuée que fermait une coupe retournée. Herena s’était assise à ma droite, Burgundofara à ma gauche, et nous nous passâmes la coupe.

Le hetman de Gurgustii s’approcha. S’inclinant, il me montra Bregwyn et déclara : « Mon frère m’a dit comment vous étiez arrivé au village dans un vaisseau qui vogue sur les nuages et que vous étiez venu pour nous réconcilier avec les puissances du ciel. Toute notre vie, nous sommes montés sur les endroits élevés pour leur envoyer les offrandes de fumée, et pourtant les gens du ciel sont encore en colère et nous ont envoyé la glace et le gel. Des hommes, à Nessus, disent que le soleil se refroidit…

— Nessus est-il loin ? l’interrompit Burgundofara.

— Le prochain village est Os, madame. De là, il faut un jour de bateau pour arriver à Nessus.

— Et de Nessus, on peut trouver le moyen de descendre jusqu’à Liti », me souffla Burgundofara.

Le hetman reprit son discours. « Cependant, le monarque nous impose autant qu’avant et nous prend nos enfants quand nous ne pouvons pas lui donner de grain. Nous sommes montés sur les hauteurs, comme nos pères le faisaient. Nous autres, de Gurgustii, avons fait brûler notre meilleur bélier avant que ne vienne le gel. Que devrions-nous faire à la place ? »

Je voulus lui expliquer que les hiérodules nous redoutaient parce que nous nous étions répandus sur de multiples planètes au cours des temps anciens, ceux de la gloire de Teur, anéantissant de nombreuses races et portant nos guerres partout. « Nous devons être unis, dis-je en conclusion. Nous ne devons dire que la vérité, afin que l’on puisse se fier à nos promesses. Nous devons prendre soin de Teur autant que vous prenez soin de vos champs. »

Lui et quelques autres acquiescèrent comme s’ils comprenaient – ce qui était peut-être le cas. À moins qu’ils n’eussent saisi tel ou tel point de ce que j’avais dit.

Il y eut une certaine agitation à l’arrière de la foule qui nous entourait, des cris, des sanglots, des clameurs de joie. Ceux qui s’étaient assis se relevèrent, mais j’étais trop fatigué pour les imiter. Les cris et le brouhaha continuèrent quelques instants, puis la foule laissa passer le vieillard malade, toujours nu, un simple pagne fait d’un morceau de tissu (que je reconnus comme l’un de ceux de son lit) passé autour des reins.

« Voici Declan ! annonça quelqu’un. Declan, explique au s’gneur comment tu as guéri. »

Il essaya de parler, mais le bruit était tel que je n’entendis rien. D’un geste, je réclamai le silence.

« Pendant que j’étais couché dans mon lit, mon seigneur, un séraphin m’est apparu, tout habillé de lumière. » Rires étouffés parmi les péons, qui se poussaient du coude. « Il m’a demandé si je souhaitais mourir. Je lui ai dit que je voulais vivre, et je me suis endormi. À mon réveil, j’étais comme vous me voyez maintenant. »

Les péons éclatèrent de rire et lui dirent : « C’est le s’gneur que tu vois ici qui t’a guéri », et ainsi de suite.

Je les interpellai vivement. « Cet homme était là, et vous non ! Vous vous ridiculisez lorsque vous prétendez en savoir davantage qu’un témoin. » Cette remarque était le fruit des longues journées passées à Thrax à écouter les débats au tribunal de l’archonte, et encore plus celui de mes lits de justice comme autarque, je le crains bien.

Burgundofara aurait bien voulu poursuivre jusqu’à Os, mais j’étais trop fatigué pour reprendre la route ce jour-là. Je n’avais cependant aucune envie de dormir à nouveau dans l’une de leurs huttes sans air ; je dis donc aux habitants de Gurgustii que Burgundofara et moi dormirions sous l’arbre du conseil de leur village, et qu’ils devraient faire de la place chez eux pour ceux qui m’avaient accompagné depuis Vici. Ce qu’ils firent ; mais lorsque je m’éveillai en pleine nuit, je m’aperçus que Herena dormait avec nous.

CHAPITRE XXX

Ceryx

Lorsque nous quittâmes Gurgustii, nombreux furent les péons qui nous auraient accompagnés, comme aussi les gens de Vici nous ayant suivi jusqu’ici. Je le leur interdis, ne souhaitant aucunement être promené en procession comme une relique.

Ils ne se résignèrent pas facilement ; mais lorsqu’ils comprirent que j’étais inflexible, ils se rabattirent sur d’interminables discours le plus souvent répétitifs, complétant leurs remerciements par des cadeaux ; un bâton de marche aux motifs compliqués pour moi, ouvrage frénétique des deux meilleurs sculpteurs sur bois du coin ; un châle brodé de fils de laine chatoyants pour Burgundofara, objet qui devait être le summum d’une parure féminine dans cette région ; et un panier avec des provisions pour tous les deux. Nous mangeâmes la nourriture en chemin et jetâmes le panier dans la rivière, mais gardâmes les autres choses ; j’aimais bien le bâton de marche et Burgundofara était ravie de son châle, qui rehaussait la sévérité masculine de ses vêtements. Au crépuscule, juste avant la fermeture des portes, nous entrâmes dans la petite ville d’Os.

C’était là que la rivière que nous avions suivie se déversait dans Gyoll et des chebecs, des caraques et des felouques se trouvaient amarrés le long de la rive. Nous demandâmes les capitaines mais tous étaient à terre, soit pour leur affaires, soit pour leurs plaisirs, et les marins de garde, maussades, nous assurèrent que nous devions revenir le lendemain matin. L’un d’eux nous recommanda le Chowder Pot. Mais en chemin nous tombâmes sur un homme habillé d’une robe rose indien et vert, debout sur un baquet retourné, qui s’adressait à un public d’une centaine de personnes :

« … trésors enterrés ! Tout ce qui est caché, révélé ! S’il y a trois oiseaux dans un buisson, le premier ne sait peut-être rien du troisième, mais moi, si ! Il y a un anneau, en ce moment même où je vous parle, sous l’oreiller de notre souverain – le sage, le transcendant – merci, ma bonne dame. Que désirez-vous savoir ? Je le sais, pour sûr, mais permettez à ces braves gens de l’apprendre. Alors je vous le révélerai. »

Une grosse femme lui avait tendu quelques as. Burgundofara me dit : « Allez, viens, j’aimerais m’asseoir et manger quelque chose.

— Attends. »

Je restais en partie parce que le laïus du bateleur me rappelait le Dr Talos, mais surtout parce que quelque chose, dans son regard, m’évoquait Abundantius. Il y avait cependant un élément encore plus fondamental que ces deux-ci, bien que je ne sois pas certain de pouvoir l’expliquer. Je sentis que cet étranger avait voyagé comme moi-même, que lui comme moi avions été loin et étions revenus d’une manière que même Burgundofara n’avait pas connue ; et que même si nous ne nous étions pas rendus au même endroit et n’étions pas revenus avec les mêmes gains, nous avions tout deux emprunté bien des routes étranges.

La grosse femme marmotta quelque chose. Le bateleur annonça : « Elle me pria de lui annoncer si son mari pourra trouver un emplacement nouveau pour sa maison de bains, et si son entreprise réussira. »

Il leva les bras au-dessus de la tête, étreignant à deux mains une longue baguette. Ses yeux restèrent ouverts et roulèrent dans ses orbites jusqu’à ce que l’on n’en vît plus que le blanc, comme de la peau d’œufs bouillis. Je souris, m’attendant à entendre la foule s’esclaffer ; mais il y avait quelque chose de terrible dans ce personnage aveugle, lancé dans son invocation, et personne ne rit. On entendait le clapotis de la rivière et les soupirs de la brise du soir, qui soufflait si délicatement qu’elle n’agitait même pas mes cheveux.