Ses bras retombèrent abruptement et ses yeux noirs furent tout d’un coup à leur place. « Les réponses sont : Oui ! et oui ! La nouvelle maison de bains s’élèvera à moins d’une demi-lieue de l’endroit où nous nous tenons en ce moment.
— Facile, murmura Burgundofara. La ville ne fait même pas une lieue d’un bout à l’autre.
— Et vous en retirerez davantage que vous n’en avez jamais tiré de l’ancienne, lui promit le bateleur. Mais maintenant, mes chers amis, je souhaite vous dire quelque chose avant la prochaine question. Vous pensez sans doute que j’ai prophétisé pour l’argent que m’a donné cette brave femme. »
Il avait gardé les as à la main et les faisait sauter dedans, petite colonne noire contre le ciel qui s’assombrissait. « Eh bien, reprit-il, vous vous trompiez, mes amis ! »
Il lança les pièces vers la foule – bien plus que ce qu’il avait reçu de la femme, je crois. Il y eut une mêlée furieuse.
« Très bien, allons », dis-je.
Cette fois, c’est Burgundofara qui secoua la tête. « Je veux écouter la suite.
— Les temps sont difficiles, amis ! Vous avez faim de merveilles. De guérisons thaumaturgiques et des pommes sur les pins ! Figurez-vous que cet après-midi encore, j’ai appris qu’un charlatan faisait le tour des villages en amont du Fluminis et qu’il se dirigeait vers chez nous. » Ses yeux se fixèrent sur moi. « Je sais qu’il est ici maintenant. Je le mets au défi de faire un pas en avant. Nous nous livrerons à une compétition pour vous, amis ! Une épreuve de magie ! Viens donc, camarade, viens retrouver Ceryx ! »
La foule s’agita et murmura. Je souris et secouai la tête.
« Oui, vous, mon brave homme, reprit-il en tendant l’index vers moi. Savez-vous ce que c’est que d’entraîner sa volonté jusqu’à ce qu’elle soit comme une barre de fer ? De pousser son esprit devant soi comme un esclave ? De peiner sans cesse pour un but que vous n’atteindrez peut-être jamais, une satisfaction si lointaine qu’il semble qu’on ne la connaîtra jamais ? »
Je secouai la tête.
« Répondez ! Qu’ils vous entendent !
— Non, dis-je, je n’ai pas fait ces choses.
— C’est pourtant ce qu’il faut faire, lorsque l’on veut s’emparer du sceptre de l’Incréé.
— Qui parle de s’emparer de ce sceptre ? À dire la vérité, je suis sûr que c’est impossible. Si vous souhaitez être comme l’Incréé, je mets en doute que vous puissiez y arriver en agissant à l’inverse de l’Incréé. »
Je pris Burgundofara par le bras et l’entraînai. Nous étions passés dans une rue latérale étroite lorsque le bâton qui m’avait été donné à Gurgustii éclata avec une détonation bruyante. Je jetai au caniveau la moitié qui m’était restée dans la main, et nous poursuivîmes l’ascension de la forte pente qui conduisait du port au Chowder Pot.
L’auberge me parut tout à fait correcte. Je remarquai que les consommateurs installés dans sa salle publique paraissaient manger presque autant qu’ils buvaient, ce qui est toujours un indice encourageant. Quand l’hôte se pencha par-dessus son bar pour nous parler, je lui demandai s’il pouvait nous faire manger et nous louer une chambre.
« Certainement, s’gneur. Elle ne sera pas digne de votre rang, mais aussi bonne que tout ce que vous pourriez trouver dans Os. »
J’exhibai l’un des chrisos d’Idas. Il le prit, le regarda un instant comme s’il était surpris et dit : « Bien sûr, s’gneur. Oui, bien sûr. J’aurai votre monnaie demain matin, sans faute. Peut-être voudriez-vous dîner dans votre chambre ? »
Je secouai la tête.
« Alors une table. Vous préférez sans doute être loin à la fois de la porte, du bar et de la cuisine. Je comprends. Tenez, par ici, s’gneur. La table avec la nappe. Vous convient-elle ? »
Je lui répondis que oui.
« Nous avons toutes sortes de poissons d’eau douce, s’gneur. Péchés de la journée. Notre soupe de poissons est célèbre. Sole et saumon, fumés ou salés. Gibier, bœuf, veau, agneau, volailles… ?
— J’ai entendu dire que les denrées alimentaires étaient dures à faire venir dans cette région », dis-je.
Il parut troublé. « Mauvaises récoltes, oui, s’gneur. Cela fait la troisième de suite. Le pain est très cher – non pas pour vous, s’gneur, mais pour les pauvres. De nombreux petits pauvres vont avoir faim cette nuit, rendons grâce que ce ne soit pas notre cas.
— Auriez-vous du saumon frais ? demanda Burgundofara.
— Seulement au printemps, je suis désolé. Quand ils remontent la rivière, madame. Autrement ils sont péchés en mer – mais ils ne supporteraient pas le voyage jusqu’ici.
— Alors du saumon salé.
— Il vous plaira, madame, il vous plaira. Nous l’avons salé nous-mêmes dans notre cuisine, il y a trois mois. Pour ce qui est du pain, des fruits et de tout le reste, ne vous inquiétez pas. Nous vous apporterons tout, et vous choisirez ce qui vous conviendra. Nous avons des bananes du Nord, bien que la rébellion fasse monter les prix. Vin rouge ou blanc ?
— Plutôt rouge. Le recommandez-vous ?
— Tous nos vins sont excellents, madame. Il n’est pas un tonneau de ma cave que je ne puisse recommander.
— Alors rouge.
— Très bien, madame. Et pour vous, s’gneur ? »
Quelques instants auparavant, j’aurais juré ne pas avoir eu faim. Et maintenant, le seul fait d’évoquer de la nourriture me faisait déjà saliver ; impossible de décider ce qui me faisait le plus envie.
« Du faisan, s’gneur ? Nous en avons un très beau dans notre poulailler.
— Parfait. Pas de vin, cependant. Du maté. En avez-vous ?
— Bien entendu, s’gneur.
— Alors, c’est ce que je boirai. Cela fait longtemps que je n’y ai pas goûté.
— Ce sera prêt tout de suite, s’gneur. Autre chose pour votre service ?
— Seulement le petit déjeuner servi très tôt, demain matin. Nous devons nous rendre sur les quais pour trouver un passage jusqu’à Nessus. Vous me rendrez ma monnaie à ce moment-là.
— Je l’aurai, s’gneur, je l’aurai, ainsi qu’un bon petit déjeuner chaud pour le matin. Avec des saucisses, s’gneur, du jambon et… »
De la main je lui fis signe de disposer.
Une fois qu’il se fut éloigné, Burgundofara me demanda : « Pourquoi n’as-tu pas voulu dîner dans la chambre ? J’aurais trouvé cela bien plus agréable.
— Parce que j’espère bien apprendre quelque chose ici. Et parce que je ne tiens pas à me retrouver tout seul, à être obligé de réfléchir.
— Je serais là.
— Oui, mais c’est mieux quand il y a du monde.
— Qu’est-ce… ? »
Je lui fis signe de se taire. Un homme d’âge moyen, qui venait de manger seul à une table voisine, s’était levé en jetant un dernier os sur son assiette. Il s’approchait de nous, non sans avoir emporté son verre. « M’appelle Hadelin, dit-il. Capitaine de l’Alcyon. »
J’acquiesçai. « Asseyez-vous, capitaine Hadelin. Que pouvons-nous faire pour vous ?
— Vous ai entendu parler à Kyrin. Paraît que vous voulez descendre la rivière. Y en a des moins chers, y en a avec de meilleures cabines. Je veux dire : plus grandes, plus décorées. Pas plus propres. Mais pas un seul plus rapide que l’Alcyon, sauf les patrouilles, bien sûr. Nous mettons à la voile demain matin. »
Je lui demandai combien il fallait de temps pour rejoindre Nessus, à quoi Burgundofara ajouta : « Et la mer ?