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Comme je passais un bras autour de ses épaules, quelqu’un s’écria : « Attention ! »

Lentement, le mort se remettait sur ses pieds. Ses yeux, restés fermés tant qu’il avait été à terre, s’ouvrirent, conservant cependant la fixité de ceux d’un cadavre ; il avait une paupière tombante. À son flanc, une blessure étroite laissait couler un peu de sang.

Hadelin fit un pas en avant, coutelas brandi.

« Attendez », dis-je, retenant sa main.

La main du mort se tendit vers ma gorge. Je la pris dans la mienne ; il ne me faisait plus peur, il ne m’horrifiait plus. Je ressentais au contraire une profonde pitié pour lui et pour nous tous, sachant que nous étions tous morts à un degré plus ou moins grand, à demi endormis comme il était entièrement endormi, sourd au chant de la vie en nous et autour de nous.

Ses bras retombèrent le long de son corps. Je lui effleurai les côtes de la main droite et la vie se mit à circuler en lui : on aurait dit que chaque doigt allait déplier des pétales et s’épanouir comme une fleur. Mon cœur était semblable à un moteur puissant qui aurait tourné éternellement, et dont chaque battement imprimait une secousse au monde. Jamais je ne me suis senti aussi vivant que cette nuit-là, alors que je le ramenais à la vie.

Et je le vis – tous nous le vîmes. Ses yeux n’étaient plus des choses mortes, mais les organes humains qui permettent à l’homme de contempler l’homme. Le sang glacé de la mort, l’amère matière qui tache l’étal du boucher, circulait de nouveau en lui et jaillissait par la blessure faite par Burgundofara. Elle se ferma et guérit en un instant, ne laissant qu’une flaque pourpre sur le sol et une ligne pâle sur sa peau. Le sang monta à ses joues qui, d’un jaune cireux, redevinrent brunes et reprirent l’aspect de la vie.

Avant cet instant-là, j’aurais dit qu’il s’agissait d’un homme d’âge moyen ; mais celui qui se tenait devant moi, clignant des yeux, n’avait pas plus de vingt ans. Me souvenant de Miles, je passai un bras autour de ses épaules et lui dis qu’il était le bienvenu pour son deuxième séjour au pays des vivants, lui parlant doucement et avec lenteur, comme j’aurais fait pour un chien.

Hadelin et tous ceux qui étaient venus à notre rescousse reculèrent, leur visage exprimant un mélange de peur et d’émerveillement ; et je pensai alors, comme je le pense encore, combien il était étrange qu’ils se fussent montrés si braves pour affronter une horreur, et si couards face aux palinodies du destin.

Peut-être cela tient-il à ce que lorsque nous nous colletons avec le mal, nous sommes aux prises avec nos frères. Pour ma part, je compris alors quelque chose qui m’avait intrigué dès l’enfance : la légende qui veut que dans la bataille finale, des armées entières de démons s’enfuiront à la seule vue d’un soldat de l’Incréé.

Le capitaine Hadelin fut le dernier à sortir. Il s’arrêta sur le seuil de la porte, bouche bée, rassemblant tout son courage pour parler ou peut-être cherchant simplement ses mots, puis il fit volte-face et disparut, nous laissant dans l’obscurité.

« Il y a une chandelle quelque part », grommela Burgundofara. Je l’entendis la chercher.

L’instant suivant je la voyais aussi, enroulée dans une couverture et penchée sur la petite table à côté du lit démoli. La lumière qui s’était manifestée dans la hutte du vieillard malade brillait à nouveau ; quand elle vit son ombre noire projetée devant elle, elle se tourna, vit d’où venait cette lumière et s’enfuit avec un hurlement à la suite des autres.

Je ne voyais pas la nécessité de me lancer à ses trousses. Je bloquais l’entrée du mieux que je pus à l’aide de chaises et de ce qui restait de la porte, et à la lumière qui dansait partout où je dirigeais mes yeux, tirai le matelas au sol afin que nous puissions nous reposer, l’homme ressuscité et moi.

Je dis nous reposer et non dormir, quoique je ne croie pas que ni lui ni moi ayons dormi, même si je fus gagné une ou deux fois par la somnolence, me réveillant pour l’entendre se déplacer dans la chambre en des voyages qui dépassaient les confins de nos quatre murs. Il me semblait qu’à chaque fois que je fermais les yeux, ils s’ouvraient en fait tout grands sur mon étoile, brillant au-delà du plafond. Celui-ci était devenu aussi transparent qu’une gaze, et je pouvais voir l’astre se précipiter vers nous, bien qu’infiniment loin ; finalement je me levai, ouvris les volets et me penchai à la fenêtre pour regarder le ciel.

Il faisait une nuit claire et fraîche ; chaque étoile du ciel était comme une gemme. Je découvris que je savais où se trouvait la mienne, comme les oies grises savent où se trouvent leur atterrissage, même lorsqu’on les entend crier à travers une lieue de brouillard. Ou plutôt, je savais où mon étoile aurait dû se trouver ; car je ne vis qu’une obscurité sans fond lorsque je levai les yeux. Des astres somptueux ornaient tous les autres coins du ciel comme autant de diamants jetés sur une cape de maître ; et peut-être chacun appartenait-il à quelque messager insensé, aussi perdu et perplexe que moi. Aucune étoile, cependant, n’était la mienne. La mienne était là, quelque part, je le savais, même si je ne pouvais pas la voir.

En écrivant une chronique comme celle-ci, on souhaite toujours décrire un processus ; mais certains événements n’en ont pas et s’imposent d’emblée : il n’y avait rien, ils sont là. Ainsi en allait-il maintenant. Imaginez un homme qui se tient devant un miroir ; une pierre le fracasse, et il tombe instantanément en morceaux.

Et l’homme apprend alors qu’il est lui-même, et non l’image reflétée qu’il prenait pour lui-même.

Ainsi en allait-il pour moi. Je savais que j’étais une étoile, une balise à la frontière de Yesod et Briah, poursuivant ma course dans la nuit. Puis cette certitude s’était évanouie, et j’étais de nouveau un homme comme un autre, les mains posées sur un rebord de fenêtre, un homme trempé de sueur qui frissonnait de froid et tremblait en écoutant l’homme revenu de la mort s’agiter dans la pièce.

La ville d’Os dormait dans l’obscurité, Luna la verte en train de s’effacer derrière les collines noires, de l’autre côté de Gyoll, plus noir encore. Je regardai l’endroit où Ceryx s’était tenu, entouré de son public, et crus deviner, en dépit de la faible lumière, quelques traces laissées par eux. Pris d’une impulsion que je n’aurais pu expliquer, je retournai m’habiller dans la chambre puis bondis par-dessus la fenêtre pour atterrir dans la rue boueuse, en dessous.

Atterrissage si brutal que je crus un instant m’être brisé une cheville. Sur le vaisseau, j’avais été aussi léger qu’un lunago, et ma jambe retrouvée me donnait peut-être un peu trop confiance. J’allais devoir réapprendre à sauter sur Teur, c’était manifeste.

Des nuages étaient venus cacher les étoiles, et c’est à tâtons que je dus chercher les objets que j’avais vus d’en haut ; je découvris cependant que je ne m’étais pas trompé. Un chandelier de cuivre contenait les restes calcinés d’une bougie dont aucune abeille n’aurait reconnu la cire. Les cadavres d’un chaton et d’un petit oiseau gisaient ensemble dans le caniveau.

Comme je les examinais, l’homme réveillé des morts bondit à côté de moi, dans un saut plus réussi que le mien. Je lui parlai, mais il ne me répondit pas ; à titre d’expérience, je parcourus quelques coudées dans la rue. Il me suivit docilement.

Je n’avais plus envie de dormir, et la fatigue que j’avais ressentie en le ramenant à la vie avait été comme épongée par une sensation que je n’appellerai pas d’irréalité – l’exultation de savoir que mon être ne résidait plus dans la marionnette de chair et de sang que les gens étaient habitués à appeler Sévérian, mais dans une étoile lointaine qui brillait avec assez d’énergie pour faire s’épanouir dix mille mondes. À regarder l’homme éveillé des morts, je me souvins de tout le chemin que Miles et moi avions parcouru, nous qui n’aurions pas dû marcher du tout, et je sus que maintenant il en allait autrement.