— Entrons chez vous, dit le bonhomme, qui avait demandé la clef de l’étudiant à Sylvie. Vous avez cru ce matin qu’elle ne vous aimait pas, hein ! reprit-il. Elle vous a renvoyé de force, et vous vous en êtes allé fâché, désespéré. Nigaudinos ! elle m’attendait. Comprenez-vous ? Nous devions aller achever d’arranger un bijou d’appartement dans lequel vous irez demeurer d’ici à trois jours. Ne me vendez pas. Elle veut vous faire une surprise, mais je ne tiens pas à vous cacher plus long-temps le secret. Vous serez rue d’Artois, à deux pas de la rue Saint-Lazare. Vous y serez comme un prince. Nous vous avons eu des meubles comme pour une épousée. Nous avons fait bien des choses depuis un mois, en ne vous en disant rien. Mon avoué s’est mis en campagne, ma fille aura ses trente-six mille francs par an, l’intérêt de sa dot, et je vais faire exiger le placement de ses huit cent mille francs en bons biens au soleil.
Eugène était muet et se promenait, les bras croisés, de long en long, dans sa pauvre chambre en désordre. Le père Goriot saisit un moment où l’étudiant lui tournait le dos, et mit sur la cheminée une boîte en maroquin rouge, sur laquelle étaient imprimées en or les armes de Rastignac.
— Mon cher enfant, disait le pauvre bonhomme, je me suis mis dans tout cela jusqu’au cou. Mais, voyez-vous, il y avait à moi bien de l’égoïsme, je suis intéressé dans votre changement de quartier. Vous ne me refuserez pas, hein ! si je vous demande quelque chose ?
— Que voulez-vous ?
— Au-dessus de votre appartement, au cinquième, il y a une chambre qui en dépend, j’y demeurerai, pas vrai ? Je me fais vieux, je suis trop loin de mes filles. Je ne vous gênerai pas. Seulement je serai là. Vous me parlerez d’elle tous les soirs. Ça ne vous contrariera pas, dites ? Quand vous rentrerez, que je serai dans mon lit, je vous entendrai, je me dirai : Il vient de voir ma petite Delphine. Il l’a menée au bal, elle est heureuse par lui. Si j’étais malade, ça me mettrait du baume dans le cœur de vous écouter revenir, vous remuer, aller. Il y aura tant de ma fille en vous ! Je n’aurai qu’un pas à faire pour être aux Champs-Élysées, où elles passent tous les jours, je les verrai toujours, tandis que quelquefois j’arrive trop tard. Et puis elle viendra chez vous peut-être ! je l’entendrai, je la verrai dans sa douillette du matin, trottant, allant gentiment comme une petite chatte. Elle est redevenue, depuis un mois, ce qu’elle était, jeune fille, gaie, pimpante. Son âme est en convalescence, elle vous doit le bonheur. Oh ! je ferais pour vous l’impossible. Elle me disait tout à l’heure en revenant : « Papa, je suis bien heureuse ! » Quand elles me disent cérémonieusement : Mon père, elles me glacent ; mais quand elles m’appellent papa, il me semble encore les voir petites, elles me rendent tous mes souvenirs. Je suis mieux leur père. Je crois qu’elles ne sont encore à personne ! Le bonhomme s’essuya les yeux, il pleurait. Il y a long-temps que je n’avais entendu cette phrase, long-temps qu’elle ne m’avait donné le bras. Oh ! oui, voilà bien dix ans que je n’ai marché côte à côte avec une de mes filles. Est-ce bon de se frotter à sa robe, de se mettre à son pas, de partager sa chaleur ! Enfin, j’ai mené Delphine, ce matin, partout. J’entrais avec elle dans les boutiques. Et je l’ai reconduite chez elle. Oh ! gardez-moi près de vous. Quelquefois vous aurez besoin de quelqu’un pour vous rendre service, je serai là. Oh ! si cette grosse souche d’Alsacien mourait, si sa goutte avait l’esprit de remonter dans l’estomac, ma pauvre fille serait-elle heureuse ! Vous seriez mon gendre, vous seriez ostensiblement son mari. Bah ! elle est si malheureuse de ne rien connaître aux plaisirs de ce monde, que je l’absous de tout. Le bon Dieu doit être du côté des pères qui aiment bien. Elle vous aime trop ! dit-il en hochant la tête après une pause. En allant, elle causait de vous avec moi : « N’est-ce pas, mon père, il est bien ! il a bon cœur ! Parle-t-il de moi ? » Bah, elle m’en a dit, depuis la rue d’Artois jusqu’au passage des Panoramas, des volumes ! Elle m’a enfin versé son cœur dans le mien. Pendant toute cette bonne matinée, je n’étais plus vieux, je ne pesais pas une once. Je lui ai dit que vous m’aviez remis le billet de mille francs. Oh ! la chérie, elle en a été émue aux larmes. Qu’avez-vous donc là sur votre cheminée ? dit enfin le père Goriot qui se mourait d’impatience en voyant Rastignac immobile.
Eugène tout abasourdi regardait son voisin d’un air hébété. Ce duel, annoncé par Vautrin pour le lendemain, contrastait si violemment avec la réalisation de ses plus chères espérances, qu’il éprouvait toutes les sensations du cauchemar. Il se tourna vers la cheminée, y aperçut la petite boîte carrée, l’ouvrit, et trouva dedans un papier qui couvrait une montre de Bréguet. Sur ce papier étaient écrit ces mots : « Je veux que vous pensiez à moi à toute heure, parce que…
» DELPHINE. »
Ce dernier mot faisait sans doute allusion à quelque scène qui avait eu lieu entre eux, Eugène en fut attendri. Ses armes étaient intérieurement émaillées dans l’or de la boîte. Ce bijou si long-temps envié, la chaîne, la clef, la façon, les dessins répondaient à tous ses vœux. Le père Goriot était radieux. Il avait sans doute promis à sa fille de lui rapporter les moindres effets de la surprise que causerait son présent à Eugène, car il était en tiers dans ces jeunes émotions et ne paraissait pas le moins heureux. Il aimait déjà Rastignac et pour sa fille et pour lui-même.
— Vous irez la voir ce soir, elle vous attend. La grosse souche d’Alsacien soupe chez sa danseuse. Ah ! ah ! il a été bien sot quand mon avoué lui a dit son fait. Ne prétend-il pas aimer ma fille à l’adoration ? qu’il y touche et je le tue. L’idée de savoir ma Delphine à… (il soupira) me ferait commettre un crime ; mais ce ne serait pas un homicide, c’est une tête de veau sur un corps de porc. Vous me prendrez avec vous, n’est-ce pas ?
— Oui, mon bon père Goriot, vous savez bien que je vous aime…
— Je le vois, vous n’avez pas honte de moi, vous ! Laissez-moi vous embrasser. Et il serra l’étudiant dans ses bras. Vous la rendrez bien heureuse, promettez-le-moi ! Vous irez ce soir, n’est-ce pas ?
— Oh, oui ! Je dois sortir pour des affaires qu’il est impossible de remettre.
— Puis-je vous être bon à quelque chose ?
— Ma foi, oui ! Pendant que j’irai chez madame de Nucingen, allez chez M. Taillefer le père, lui dire de me donner une heure dans la soirée pour lui parler d’une affaire de la dernière importance.
— Serait-ce donc vrai, jeune homme, dit le père Goriot en changeant de visage ; feriez-vous la cour à sa fille, comme le disent ces imbéciles d’en bas ? Tonnerre de Dieu ! vous ne savez pas ce que c’est qu’une tape à la Goriot. Et si vous nous trompiez, ce serait l’affaire d’un coup de poing. Oh ! ce n’est pas possible.
— Je vous jure que je n’aime qu’une femme au monde, dit l’étudiant, je ne le sais que depuis un moment.
— Ah, quel bonheur ! fit le père Goriot.
— Mais, reprit l’étudiant, le fils de Taillefer se bat demain, et j’ai entendu dire qu’il serait tué.
— Qu’est-ce que cela vous fait ? dit Goriot.
— Mais il faut lui dire d’empêcher son fils de se rendre… s’écria Eugène.
En ce moment, il fut interrompu par la voix de Vautrin, qui se fit entendre sur le pas de sa porte, où il chantait :
Ô Richard, ô mon roi !
L’univers t’abandonne…
Broum ! broum ! broum ! broum ! broum !
J’ai long-temps parcouru le monde,
Et l’on m’a vu…