Выбрать главу

Vers quatre heures du matin, la foule des salons commençait à s’éclaircir. Bientôt la musique ne se fit plus entendre. La duchesse de Langeais et Rastignac se trouvèrent seuls dans le grand salon. La vicomtesse, croyant n’y rencontrer que l’étudiant, y vint après avoir dit adieu à monsieur de Beauséant, qui s’alla coucher en lui répétant : — Vous avez tort, ma chère, d’aller vous enfermer à votre âge ! Restez donc avec nous.

En voyant la duchesse, madame de Beauséant ne put retenir une exclamation.

— Je vous ai devinée, Clara, dit madame de Langeais. Vous partez pour ne plus revenir ; mais vous ne partirez pas sans m’avoir entendue et sans que nous nous soyons comprises. Elle prit son amie par le bras, l’emmena dans le salon voisin, et là, la regardant avec des larmes dans les yeux, elle la serra dans ses bras et la baisa sur les joues. — Je ne veux pas vous quitter froidement, ma chère, ce serait un remords trop lourd. Vous pouvez compter sur moi comme sur vous-même. Vous avez été grande ce soir, je me suis sentie digne de vous, et veux vous le prouver. J’ai eu des torts envers vous, je n’ai pas toujours été bien, pardonnez-moi, ma chère : je désavoue tout ce qui a pu vous blesser, je voudrais reprendre mes paroles. Une même douleur a réuni nos âmes, et je ne sais qui de nous sera la plus malheureuse. Monsieur de Montriveau n’était pas ici ce soir, comprenez-vous ? Qui vous a vue pendant ce bal, Clara, ne vous oubliera jamais. Moi, je tente un dernier effort. Si j’échoue, j’irai dans un couvent ! Où allez-vous, vous ?

— En Normandie, à Courcelles, aimer, prier, jusqu’au jour où Dieu me retirera de ce monde.

— Venez, monsieur de Rastignac, dit la vicomtesse d’une voix émue, en pensant que ce jeune homme attendait. L’étudiant plia le genou, prit la main de sa cousine et la baisa. — Antoinette, adieu ! reprit madame de Beauséant, soyez heureuse. Quant à vous, vous l’êtes, vous êtes jeune, vous pouvez croire à quelque chose, dit-elle à l’étudiant. À mon départ de ce monde, j’aurai eu, comme quelques mourants privilégiés, de religieuses, de sincères émotions autour de moi !

Rastignac s’en alla vers cinq heures, après avoir vu madame de Beauséant dans sa berline de voyage, après avoir reçu son dernier adieu mouillé de larmes qui prouvaient que les personnes les plus élevées ne sont pas mises hors de la loi du cœur et ne vivent pas sans chagrins, comme quelques courtisans du peuple voudraient le lui faire croire. Eugène revint à pied vers la maison Vauquer, par un temps humide et froid. Son éducation s’achevait.

— Nous ne sauverons pas le pauvre père Goriot, lui dit Bianchon quand Rastignac entra chez son voisin.

— Mon ami, lui dit Eugène après avoir regardé le vieillard endormi, va, poursuis la destinée modeste à laquelle tu bornes tes désirs. Moi, je suis en enfer, et il faut que j’y reste. Quelque mal que l’on te dise du monde, crois-le ! il n’y a pas de Juvénal qui puisse en peindre l’horreur couverte d’or et de pierreries.

Le lendemain, Rastignac fut éveillé sur les deux heures après midi par Bianchon, qui, forcé de sortir, le pria de garder le père Goriot, dont l’état avait fort empiré pendant la matinée.

— Le bonhomme n’a pas deux jours, n’a peut-être pas six heures à vivre, dit l’élève en médecine, et cependant nous ne pouvons pas cesser de combattre le mal. Il va falloir lui donner des soins coûteux. Nous serons bien ses garde-malades ; mais je n’ai pas le sou, moi. J’ai retourné ses poches, fouillé ses armoires : zéro au quotient. Je l’ai questionné dans un moment où il avait sa tête, il m’a dit ne pas avoir un liard à lui. Qu’as-tu, toi ?

— Il me reste vingt francs, répondit Rastignac ; mais j’irai les jouer, je gagnerai.

— Si tu perds ?

— Je demanderai de l’argent à ses gendres et à ses filles.

— Et s’ils ne t’en donnent pas ? reprit Bianchon. Le plus pressé dans ce moment n’est pas de trouver de l’argent, il faut envelopper le bonhomme d’un sinapisme bouillant depuis les pieds jusqu’à la moitié des cuisses. S’il crie, il y aura de la ressource. Tu sais comment cela s’arrange. D’ailleurs, Christophe [Chistophe] t’aidera. Moi, je passerai chez l’apothicaire répondre de tous les médicaments que nous y prendrons. Il est malheureux que le pauvre homme n’ait pas été transportable à notre hospice, il y aurait été mieux. Allons, viens que je t’installe, et ne le quitte pas que je ne sois revenu.

Les deux jeunes gens entrèrent dans la chambre où gisait le vieillard. Eugène fut effrayé du changement de cette face convulsée, blanche et profondément débile.

— Eh ! bien, papa ? lui dit-il en se penchant sur le grabat.

Goriot leva sur Eugène des yeux ternes et le regarda fort attentivement sans le reconnaître. L’étudiant ne soutint pas ce spectacle, des larmes humectèrent ses yeux.

— Bianchon, ne faudrait-il pas des rideaux aux fenêtres ?

— Non. Les circonstances atmosphériques ne l’affectent plus. Ce serait trop heureux s’il avait chaud ou froid. Néanmoins il nous faut du feu pour faire les tisanes et préparer bien des choses. Je t’enverrai des falourdes qui nous serviront jusqu’à ce que nous ayons du bois. Hier et cette nuit, j’ai brûlé le tien et toutes les mottes du pauvre homme. Il faisait humide, l’eau dégouttait des murs. À peine ai-je pu sécher la chambre. Christophe l’a balayée, c’est vraiment une écurie. J’y ai brûlé du genièvre, ça puait trop.

— Mon Dieu ! dit Rastignac, mais ses filles !

— Tiens, s’il demande à boire, tu lui donneras de ceci, dit l’interne en montrant à Rastignac un grand pot blanc. Si tu l’entends se plaindre et que le ventre soit chaud et dur, tu te feras aider par Christophe pour lui administrer… tu sais. S’il avait, par hasard, une grande exaltation, s’il parlait beaucoup, s’il avait enfin un petit brin de démence, laisse-le aller. Ce ne sera pas un mauvais signe. Mais envoie Christophe à l’hospice Cochin. Notre médecin, mon camarade ou moi, nous viendrions lui appliquer des moxas. Nous avons fait ce matin pendant que tu dormais, une grande consultation avec un élève du docteur Gall, avec un médecin en chef de l’Hôtel-Dieu et le nôtre. Ces messieurs ont cru reconnaître de curieux symptômes, et nous allons suivre les progrès de la maladie, afin de nous éclairer sur plusieurs points scientifiques assez importants. Un de ces messieurs prétend que la pression du sérum, si elle portait plus sur un organe que sur un autre, pourrait développer des faits particuliers. Écoute-le donc bien, au cas où il parlerait, afin de constater à quel genre d’idées appartiendraient ses discours : si c’est des effets de mémoire, de pénétration, de jugement ; s’il s’occupe de matérialités, ou de sentiments ; s’il calcule, s’il revient sur le passé ; enfin sois en état de nous faire un rapport exact. Il est possible que l’invasion ait lieu en bloc, il mourra imbécile comme il l’est en ce moment. Tout est bien bizarre dans ces sortes de maladies ! Si la bombe crevait par ici, dit Bianchon en montrant l’occiput du malade, il y a des exemples de phénomènes singuliers : le cerveau recouvre quelques-unes de ses facultés, et la mort est plus lente à se déclarer. Les sérosités peuvent se détourner du cerveau, prendre des routes dont on ne connaît le cours que par l’autopsie. Il y a aux Incurables un vieillard hébété chez qui l’épanchement a suivi la colonne vertébrale, il souffre horriblement, mais il vit.

— Se sont-elles bien amusées ? dit le père Goriot, qui reconnut Eugène.

— Oh ! il ne pense qu’à ses filles, dit Bianchon. Il m’a dit plus de cent fois cette nuit : Elles dansent ! Elle a sa robe. Il les appelait par leurs noms. Il me faisait pleurer, diable m’emporte ! avec ses intonations : Delphine ! ma petite Delphine ! Nasie ! Ma parole d’honneur, dit l’élève en médecine, c’était à fondre en larmes.