— Julia, il faut rentrer en Italie, le fascisme est une villégiature, comparé à ce qui se passe ici et que vous ne pouvez ignorer. Je lis chaque semaine les rapports de nos consuls à Kharkov, à Novorossik. La famine s’étend. On exécute les paysans qui sont surpris à voler quelques épis de blé ou de seigle. On les empêche de quitter les campagnes où ils crèvent, et de se réfugier en ville où ils imaginent qu’ils échapperont à la faim, aux équipes de la Guépéou. Mais on leur interdit de voyager. On les laisse mourir, ou bien on les déporte par villages entiers, et, avec eux, tous ceux qu’on appelle les « éléments étrangers, socialement dangereux ». Ils meurent par milliers dans ces trains de la déportation qu’on arrête en rase campagne, puis on décharge les cadavres qu’on enfouit dans des fosses communes. Voulez-vous que je vous dise ce que contient le dernier rapport de notre consul à Kharkov ?
Julia refuse en secouant la tête, mais Sergio Lombardo poursuit comme s’il n’avait pas discerné sa réponse :
— « On ramasse à Kharkov, chaque nuit, près de deux cent cinquante cadavres de personnes mortes de faim ou du typhus. On a remarqué qu’un très grand nombre d’entre eux n’ont plus de foie : celui-ci paraît avoir été retiré par une large entaille. La police a fini par arrêter les amputeurs, ces entailleurs qui avouent qu’avec cette viande ils confectionnent la farce des pirojki qu’ils vendent au marché… »
Un autre « corbeau noir » passe à vive allure.
— Il faut rentrer en Italie, Julia, reprend Sergio Lombardo. Profitez de la conjoncture : Mussolini veut conclure un traité d’amitié avec la Russie, et Staline est demandeur. Votre passeport peut encore vous protéger et je peux espérer obtenir un visa pour Heinz Knepper. Mais cela ne durera qu’un temps. Après… »
Elle n’a pas répondu, mais, dès qu’elle est arrivée dans sa chambre, elle a écrit dans son journal de janvier 1933 ce que Sergio Lombardo venait de lui rapporter. Puis, sans même aller à la ligne, elle a noté les mots qui surgissaient de ses souvenirs des premiers jours d’avril 1917, quand le train avait enfin traversé la frontière russe, qu’elle découvrait les bouleaux blancs, les vastes étendues de neige.
Dans chaque gare, une foule de marins et de soldats en armes attendait le train. Et Lénine, du marchepied du wagon, dénonçait la guerre, « ce honteux massacre impérialiste », « les mensonges et les tromperies des cannibales capitalistes »…
Puis ç’avait été l’arrivée à la gare de Finlande, à Petrograd, et la voix exaltée de Lénine lançant :
« La révolution socialiste internationale a déjà pris naissance… L’Allemagne bouillonne… Le capitalisme européen pourrait s’effondrer d’un jour à l’autre… La révolution que vous avez accomplie en Russie a pavé la voie et ouvert une ère nouvelle ! Longue vie à la révolution socialiste mondiale ! »
Julia se souvient qu’elle s’était pendue au cou de Heinz qui, gêné, avait dénoué ses bras, cependant que la fanfare de la Garde jouait La Marseillaise. Puis Lénine avait bondi sur le quai, grimpé sur un char et lancé :
« L’aube de la révolution mondiale luit… Vive la révolution socialiste mondiale ! »
Et, tout à coup, les mots se dérobent, sa main se fige.
Julia n’a plus de mémoire.
Elle a entendu des pas dans le couloir. Ce ne sont pas ceux, furtifs, hésitants, des habitants de l’hôtel Lux, des camarades du Komintern.
On marche avec assurance. On parle haut et fort.
Julia glisse son carnet dans son corsage. C’est comme si on lui écrasait la poitrine, lui serrait sa gorge. Elle imagine que les agents des « Organes » vont faire irruption dans la chambre, retourner le matelas, renverser les livres, puis ils porteront les mains sur elle et ils l’entraîneront. Devant la porte de l’hôtel Lux attend un « corbeau noir ».
Elle sait que personne, dans le hall, ne la regardera.
On aura, à cet instant, déjà oublié son nom et son visage.
6.
Les pas se sont éloignés dans les couloirs de l’hôtel Lux.
Julia d’abord ne bouge pas, puis, peu à peu, l’étreinte qui l’étouffait se desserre et elle entend les bruits familiers de l’hôtel, des portes qui grincent, une toux rauque, les pleurs d’un enfant, sans doute Maria, la fille de cette camarade polonaise, Vera, dont le compagnon, Lech Kaminski, a disparu depuis deux mois, peut-être en mission à l’étranger, ou bien enfoui dans une cellule de la Loubianka, ou en train d’abattre des arbres en Sibérie afin d’ouvrir une nouvelle route, de construire une voie ferrée, de creuser un canal, de contribuer ainsi à l’édification du socialisme tout en expiant sa faute.
Sans même savoir de quoi on l’accuse.
Mais peut-être a-t-il suffi qu’il s’émeuve du sort de ces paysans déportés par villages entiers, et un mouchard, croyant par là se protéger, a dénoncé la compassion coupable du Polonais Kaminski, ses doutes criminels, sa trahison.
Et quelqu’un, évoquant son cas, a cité le camarade Zinoviev, compagnon de la première heure de Lénine qui s’était adressé aux communistes polonais en leur criant : « Nous vous briserons les os ! » Et c’était Lech Kaminski qui lui avait répondu : « Chers amis soviétiques, ce ne sont pas les gens à qui on peut briser les os qui sont dangereux pour vous, ce sont les gens qui n’ont pas d’os ! »
Le NKVD a retrouvé dans le dossier de Lech Kaminski cette phrase-là, et un officier des « Organes », brandissant le dossier du coupable, a cité Staline :
— Bon gré, mal gré, il faut parfois empoigner le couteau du chirurgien pour se séparer de certains camarades.
Alors Vera, la compagne de Lech Kaminski, et Maria, leur petite fille, peuvent bien pleurer. Elles devraient plutôt se féliciter qu’on les tolère encore à l’hôtel Lux. Mais cela ne durera pas. Et Vera le sait, qui chaque jour pense à se précipiter avec sa fille par la fenêtre afin de rejoindre – car elle s’est remise à prier, cette Polonaise ! – son compagnon sans doute tué d’une balle tirée à bout portant dans la nuque.
Adieu, Lech Kaminski, toi qui avais été arrêté, torturé, par la police polonaise à la prison Pawiak, à Varsovie, toi qui avais cru trouver refuge au pays des Soviets, toi qui croyais à la révolution mondiale, toi que les « bourreaux impérialistes » n’avaient pu briser, auxquels tu n’avais rien dit qui pût compromettre tes camarades ! Ce devait être en 1920.
Julia écoute encore, et les pleurs de Maria, mêlés maintenant aux sanglots de Vera, la rassurent. Elle reprend son carnet, le rouvre et écrit : « Tout était déjà dans les commencements. » Et elle se souvient que cette phrase qu’elle note en ce début du mois de janvier 1933 n’est que l’écho de celle qu’elle avait écrite en 1920, précisément, quand elle avait décidé de tenir coûte que coûte un journal.
Elle était seule, Heinz parti en Allemagne pour tenter d’y répandre le feu révolutionnaire.
Les Armées blanches étaient défaites, le pouvoir des Soviets victorieux. Julia avait accompli son devoir de révolutionnaire, marchant aux côtés de Heinz, un fusil en bandoulière, ou bien traduisant pour Lénine des lettres des camarades italiens ou allemands, des articles de la presse étrangère.
Et elle avait ainsi assisté dans la grande pièce carrée du Kremlin, là où était situé le bureau de Lénine et son secrétariat, aux explosions de colère, aux poussées de rage de celui qu’on vénérait comme le chef et l’apôtre de la révolution mondiale.
Lénine, qui le plus souvent était un homme courtois, maître de lui, surgissait, le visage empourpré, agitant des feuillets. Il fulminait, s’emportait contre la « canaille bourgeoise », cette « saleté » qui continuait d’influencer certains camarades. Il gesticulait, lançait des noms, ceux de mencheviks, de socialistes révolutionnaires qui s’opposaient au parti bolchevique au nom de la démocratie, alors que l’heure était à la dictature du prolétariat !