Cependant, quelques semaines plus tard, V. B. réapparaît dans son journal :
« Rencontré V. B. le jour où Willy Munzer me remet une lettre de la main de Heinz, qui ne contient que quelques mots : “Lis ce texte de Rosa Luxembourg, de 1918. Il dit tout. Apprends-le par cœur, recopie-le. Fais-le circuler comme s’il s’agissait de dynamite, et ne donne pas ta source. On tue pour moins que ça.” »
C’est Heinz Knepper qui écrit cela et elle en tremble. Julia lit, relit, recopie le texte de Rosa :
« Une liberté réservée aux seuls partisans du gouvernement, aux seuls membres du parti, ce n’est pas la liberté. La vraie liberté, c’est toujours la liberté pour ceux qui ne pensent pas comme vous… Sans élections générales, sans libre lutte d’idées, la vie se meurt dans toutes les institutions publiques, elle devient une ombre de vie… Pas la dictature du prolétariat, mais la dictature d’une poignée de politiciens ! »
« Ombre de vie : j’ai répété ces mots à V. B. Il s’est emporté. Il m’a accusée de ne plus être une révolutionnaire, mais une défaitiste, une oppositionnelle. J’ai été révoltée par ces accusations. Rosa Luxembourg a donné sa vie à la cause de la révolution ; sa prophétie, dès 1918, annonçait Kronstadt, l’inéluctable évolution d’un “gouvernement de clique”. V. B. n’a pu que marteler que les meilleurs pouvaient perdre pied dans le feu et les péripéties de la lutte. Lui n’avait qu’une boussole, le parti de Lénine, qui servait la cause du prolétariat.
J’ai eu pitié de V. B. et en même temps j’ai eu peur de lui. Je n’ai plus lu dans ses yeux que la violence et le fanatisme. J’ai pensé qu’il pourrait m’accuser publiquement. Et on murmurait qu’une police secrète, la Tcheka, avait commencé à traquer les opposants, les mal-pensants. Lénine lui-même invitait à sévir, à arrêter, à déporter, à pendre, à fusiller. Et je connaissais ses colères, la violence dont il était capable.
Tout à coup, V. B. m’a prise par les épaules et m’a serrée contre lui. Il a murmuré que le doute aussi était en lui, mais qu’il voulait, qu’il devait l’étouffer :
“Oublie Rosa Luxembourg, oublions ce qui nous entoure”, a-t-il dit.
Nous l’avons fait toute une nuit.
Quand je me suis réveillée, V. B. était parti. »
J’ai craint de ne jamais parvenir à identifier V. B.
J’ai feuilleté l’un après l’autre les carnets de Julia sans retrouver sa trace, et ce n’est que dans les toutes dernières pages de son journal de 1937, au moment où je m’apprêtais à renoncer, que j’ai vu surgir le nom de Vassili Bauman : V. B. !
C’était quelques semaines après l’arrestation de Heinz Knepper. Julia écrit :
« Rencontré Vassili Bauman, le camarade des commencements. L’émotion a été si forte qu’après des heures, je n’arrive toujours pas à la maîtriser.
Ce matin, je m’étais décidée à vendre les livres de Heinz. Mes dernières richesses. Je ne suis qu’une étrangère, l’épouse d’un traître, je n’ai donc plus le droit de travailler. Et comment vivre sans ressources ? Ni Gourevitch, le commandant de l’hôtel Lux, ni aucun des responsables auxquels je me suis adressée ne répondent à cette question. Et nous sommes sans doute des milliers d’étrangères à errer ainsi à Moscou comme à Leningrad, et peut-être des centaines de milliers de Russes sont-elles dans la même situation, et lorsqu’on les arrête à leur tour, leurs enfants restent seuls parfois plusieurs jours jusqu’à ce qu’on les place dans un orphelinat.
J’ai donc vendu tout ce que je possédais – presque rien ! – puis, au marché aux puces, les vêtements de Heinz et les miens. Maintenant, ce sont ses livres annotés dont je dois me séparer, et cette décision, que j’ai retardée autant que j’ai pu, m’a plongée dans le désespoir comme si j’abandonnais Heinz. Avant de me résoudre à me rendre chez un antiquaire proche du Kremlin, qui achète des livres d’occasion, je les ai feuilletés en sanglotant, déchiffrant les remarques manuscrites de Heinz. Toute ma tristesse contenue depuis des semaines m’a submergée.
Dans le sous-sol qui tient lieu de boutique, lorsque le vendeur s’est avancé vers moi, j’ai aussitôt reconnu Vassili Bauman que je n’avais pas revu depuis les années 1920, mais dont je venais de lire un court roman destiné aux enfants, L’Oiseleur, qui m’avait ému au larmes. Mais je suis devenue émotive comme une vieille et en même temps insensible, m’attendant toujours au pire et prête à y faire face, reniflant et me plaignant à voix basse, pour moi seule. Et je n’ai pas osé dire à Vassili ces mots qui avaient empli ma gorge à l’instant même où je le reconnaissais : “Vassili, Vassili, est-il possible que nous soyons encore en vie ?”
Il était aussi stupéfait que moi. Il regardait autour de lui, murmurait des mots que je n’entendais pas. Puis il a examiné les livres, en a fixé le prix, très supérieur à celui que j’escomptais.
“En souvenir”, a-t-il chuchoté, puis, plus bas encore : “attends-moi.”
J’ai secoué la tête, j’ai voulu l’avertir du danger qu’il y avait à ce qu’on le vît à mes côtés. J’étais devenue un “élément socialement dangereux”. Mais sans doute l’avait-il compris et en même temps qu’il me rendait les roubles il m’a pris la main et m’a entraînée.
« Dans la rue, il me prévient qu’il n’ira pas à l’hôtel Lux dont les abords sont étroitement surveillés et les trottoirs déserts, comme si chacun voulait éviter d’être vu dans ces parages maléfiques. Il ne m’interroge pas, c’est lui qui parle. Il est écrivain, mais, à l’exception d’un petit conte – je l’interroge, je murmure L’Oiseleur, il s’arrête, prend mon visage à deux mains, le presse, le caresse, puis poursuit –, ses livres sont interdits. Il vit de son salaire de vendeur, de quelques courts articles. En fait, dit-il d’un ton las, il survit.
— Je suis un oiseau en cage qui attend qu’on l’étrangle, murmure-t-il.
C’était le thème de L’Oiseleur. Mais, à la fin, un étrange chat noir ouvrait la porte de la cage et laissait l’oiseau s’envoler.
— Parfois Staline me téléphone, continue Vassili. Il s’enquiert de mon travail. Il me répète qu’il aime et protège les écrivains, ces ingénieurs des âmes. Et il est persuadé que je suis l’un des plus talentueux. Puis il m’explique d’une voix douce et grave que le moment n’est pas propice à la publication de mes manuscrits : “Ce peuple de moujiks patauge encore dans l’ignorance, dit-il. Il faut le guider. Et c’est ma tâche, celle d’un père. Mais continuez à écrire, je lirai vos manuscrits. Dans quelques années, le peuple sera capable de comprendre et de vous admirer. Il saura que Staline a veillé sur vous.”
D’un mouvement de tête, Vassili Bauman me montre un “corbeau noir” qui passe.
Personne n’ose suivre des yeux le fourgon cellulaire qui roule lentement, tel un rapace cherchant sa proie.
— Un jour, dit Vassili Bauman, je serai là-dedans. Je ferai ce voyage. Heinz Knepper l’a fait. Demain, ce sera ton tour ou le mien.
Il m’embrasse. Il s’en va. »
8.
Vassili Bauman n’a jamais été enfermé dans l’une des huit cellules qui, de part et d’autre d’un étroit couloir central, sont les entrailles d’un de ces « corbeaux noirs » dont tous les Moscovites savent qu’ils transportent des individus « socialement dangereux », des « traîtres répugnants », « des vipères lubriques », d’une prison à l’autre ou bien à l’une des gares où on les poussera dans des wagons grillagés. Et ils rouleront des jours durant vers l’un de ces camps perdus au milieu des forêts et des neiges de l’extrême nord et de la Sibérie, ou parmi les sables de l’Asie centrale.
Vassili Bauman n’aura fait aucun de ces voyages-là.