Enfin elle s’est élancée.
Elle me proposait de m’installer au mas pour quelques jours, d’examiner avec elle les archives de son sanctuaire, d’en devenir, si cela m’intéressait, le conservateur. J’étais né en 1949, et cela lui convenait. Il lui fallait un homme qui n’aurait pas été compromis, souillé ou martyrisé dans le premier versant du siècle.
— Je ne veux pas d’un survivant, a-t-elle répété.
— Je suis peut-être un héritier, ai-je répondu.
Elle s’est enfoncée dans un long silence, puis, d’une voix haletante, elle s’est remise à parler :
— Je m’en vais, David Berger. Je dois léguer ce que je sais, ce que j’ai accumulé. À qui ? Pourquoi pas à vous ? Dans les camps, ceux d’Asie centrale ou à Ravensbrück, on n’avait que quelques secondes pour choisir la camarade à laquelle on allait confier sa vie. Elle vous aidait, vous protégeait ou bien vous livrait. C’était la vie ou la mort. Je vous choisis, David Berger. C’est un don accablant. Il peut vous écraser, si vous trahissez tous ceux que vous allez rencontrer. Ce sera, entre le passé et vous, un pacte de haine et d’amour. Aurez-vous la force nécessaire ? Il vous faudra du temps. Il vous faudra laisser les vies enfouies renaître en vous. Vous les reconstruirez. Elles murmureront, comme celles et ceux qui allaient mourir me l’ont chuchoté : « Tu leurs diras qui je fus, n’est-ce pas ? Tu auras pour moi la clémence du juge… » Leur renaissance sera votre naissance.
Julia Garelli-Knepper est morte quelques mois plus tard.
Elle m’avait désigné comme administrateur de sa Fondation, conservateur des fonds d’archives qu’elle possédait, à charge pour moi de les préserver, de les inventorier et de les faire connaître.
J’ai mis près de vingt ans à composer et terminer ce livre écrit à partir de ses archives et de ses carnets. Le temps passe si vite !
J’ai essayé d’être fidèle à l’un des derniers vœux qu’elle avait exprimé :
— Prenez la vérité pour horizon, David. Que rien ne vous arrête. Ne nous trahissez pas, nous qui sommes morts !
2.
J’ai été plusieurs fois tenté, au cours de ces vingt années écoulées, de rompre le contrat que j’avais signé avec Julia Garelli-Knepper. Je sortais accablé du « sanctuaire » où les documents que je devais classer et consulter étaient entreposés.
Je chancelais. J’avais la nausée.
De chaque pièce d’archives, de chaque carnet, la souffrance et le sang suintaient.
Je m’éloignais du mas à grands pas. Je ne répondais pas à madame Cerato, la gardienne, qui m’annonçait que le déjeuner était servi, et je l’entendais qui demandait à son mari, Tito, de « voir un peu ce que je faisais », car elle s’inquiétait.
Je sautais d’une restanque à l’autre, je butais sur une souche, je frottais mes mains contre l’écorce des oliviers. Je venais d’être le témoin de tant de crimes que j’en avais les doigts souillés, comme si j’avais retourné des cadavres, fouillé dans des fosses.
Je prenais la fuite. Je voulais oublier les héros et les traîtres, ces hommes et ces femmes qui avaient partagé la même foi, qui souvent avaient été complices et étaient donc parfois unis dans le crime, mais les uns devenaient par lâcheté les dénonciateurs et les bourreaux des autres qui étaient arrêtés, torturés, déportés, livrés à leurs pires ennemis, fusillés. Et ceux qui ne l’étaient pas mouraient de faim et de froid, le corps couvert de plaies, de vermine.
Je me persuadais que ces faits étaient connus, qu’ils avaient fait scandale, qu’on avait accueilli et rendu hommage aux survivants, aux dissidents.
Et Julia Garelli-Knepper avait eu sa part de gloire et de revanche.
Puis l’oubli recouvrait de son épais silence, de son inaltérable indifférence ce qui, un temps, avait été en pleine lumière.
Assis sur le bord d’une restanque, la tête appuyée dans le creux des mains, je m’emportais contre moi-même.
À quoi bon essayer de redonner vie à ce qui avait été exhumé, puis, après les discours, les célébrations, les indignations, les livres et les couronnes, enterré de nouveau – et ne restaient plus que quelques mots en guise de souvenirs : stalinisme, nazisme, goulag, système concentrationnaire, totalitaire…
Mais continuaient de pérorer sur les tribunes des orateurs dont je sentais bien qu’ils auraient été capables de recommencer la même aventure, parce que, disaient-ils, ça n’était pas les principes qui étaient en cause, mais leur mauvaise application !
Je pensais à mon père. Tout ce que je lisais dans les archives et les carnets de Julia Garelli-Knepper m’incitait à analyser son comportement, les causes de son aveuglement, l’assurance qu’il avait montrée en condamnant les « renégats » – dont la renégate Julia Garelli-Knepper – comme si ceux-ci n’avaient pas été les victimes d’une foi à laquelle ils avaient cru pour la plupart. Et leur souffrance était l’honneur des hommes…
Je maudissais et méprisais mon père.
Puis ces sentiments violents envers un mort me culpabilisaient. Je m’en prenais alors à Julia Garelli-Knepper qui avait si dédaigneusement écarté ma fable mythologique, Les Prêtres de Moloch, alors que j’avais, dans ce livre, montré la permanence, l’éternité du Mal au-delà des croyances et des circonstances, des fanatismes qui lui donnaient à chaque époque son visage.
Communisme, nazisme, agents des « Organes », guébistes ou membres des SS, ce n’étaient là que les accents particuliers de la langue universelle qu’était le Mal.
Je me reprochais et regrettais d’avoir renoncé à publier Les Prêtres de Moloch, d’autant plus que je soupçonnais Julia Garelli-Knepper de les avoir condamnés et de m’avoir ridiculisé et humilié pour mieux me convaincre de me mettre à son service, de consacrer toute mon énergie à son histoire, à celle de cette première moitié du XXe siècle dont je pensais qu’on l’avait déjà explorée jusque dans tous ses recoins, alors que seule une œuvre évoquant la question du Mal, de l’humanité de l’homme, en somme, méritait qu’on y consacrât sa vie.
Tandis que j’étais là, dans ce sanctuaire, à dénombrer jusqu’à la nausée les trahisons et les cadavres, les lâchetés des uns, l’héroïsme des autres, qui parfois s’inversaient, au hasard des circonstances.
Je quittais donc la tour, le mas, marchais jusqu’au village, et, certains jours, j’entrais dans l’étude de maître Chamard, le notaire de Cabris, lequel avait rédigé et enregistré le contrat qui me liait à Julia Garelli-Knepper.
Il m’écoutait, bienveillant et ironique. Il me conseillait de m’accorder quelques jours, voire quelques mois de distractions. Le contrat avait prévu ces interruptions. Je continuerais à percevoir mes honoraires, mes indemnités.
Maître Chamard gérait la fortune de Julia Garelli-Knepper et m’avait chaque fois laissé entendre qu’elle était considérable. Elle possédait en indivision avec des cousins de vastes domaines agricoles en Terra Ferma ainsi que de nombreuses demeures à Venise. Mais le petit palais de marbre gris où elle était née, Riva degli Schiavoni, et les œuvres d’art, tableaux, tapisseries et sculptures qui le peuplaient, lui appartenaient en biens propres.
— Organisez donc votre temps et votre travail comme vous l’entendez, me répétait maître Chamard. Vous êtes un rentier de l’Histoire, monsieur Berger, profitez-en ! Rien, dans le contrat, ne vous interdit de compléter vos recherches loin de Cabris, ou de publier un texte personnel, ou tout simplement de vous distraire…
J’ai souvent suivi ces conseils, passant quelques semaines ou même plusieurs mois à Paris, me contentant alors de téléphoner à madame Cerato ou à maître Chamard, puis revenant précipitamment, soucieux de me ménager cette « retraite aristocratique », constatait maître Chamard.