Mais il y avait d’autres raisons à mon comportement.
La vie quotidienne et prosaïque m’ennuyait, me désespérait ; les femmes de rencontre me lassaient. J’avais besoin de la démesure, des sentiments et souffrances extrêmes tels que je les rencontrais dans les documents du sanctuaire. Je m’étais accoutumé au malaise, voire au désespoir.
Je rentrais donc, rompant des liens que j’avais eu tant de mal à nouer, abandonnant Nathalie ou Judith, Marie ou Karine, compagnes elles aussi vite déçues par mes hésitations, mes contradictions, ce qu’elles appelaient toutes mes « absences ». Je n’étais pas auprès d’elles, j’avais hâte de retourner me perdre dans le dédale des événements passés, de m’enfouir dans cette histoire de sang et de boue, d’injustice, d’espérance et de cruauté.
Je rentrais.
Madame Cerato m’accueillait comme un fils prodigue, m’embrassait, essuyant quelques larmes, marmonnant que Madame la comtesse, là où elle était, serait heureuse de me savoir de retour.
— Quand vous êtes absent, monsieur David, je sens qu’elle souffre comme si elle brûlait en enfer. Les morts sont comme nous, vous savez, en paix ou en douleur. Il faut s’occuper d’eux comme on veille sur les vivants.
J’approuvais, je ne prenais même pas le temps de dîner et rejoignais le sanctuaire.
Je n’étais qu’un drogué en état de manque.
J’allais d’un rayonnage à l’autre, j’effleurais du bout des doigts les cartons d’archives ; j’en sortais un, puis le replaçais. J’avais tant hâte que j’étais incapable de choisir, épuisant mon désir dans cette hésitation. Au bout de quelques minutes, je n’y résistais plus, je prenais un carnet, l’ouvrais au hasard, ému de reconnaître l’écriture de Julia qui m’était devenue familière.
Elle m’avait expliqué que, jusqu’en 1938, elle avait réussi à soustraire ses carnets aux fouilles régulières des agents du NKVD.
Elle habitait alors à l’hôtel Lux, à Moscou. C’est là que les Russes logeaient les dirigeants communistes étrangers qui avaient été contraints à l’exil et ceux qui travaillaient pour le Komintern, l’Internationale communiste où ils représentaient leur parti. Tous étaient surveillés, suivis par les agents des « Organes », et certains disparaissaient, mais personne n’osait s’interroger sur leur sort. Étaient-ils rentrés clandestinement dans leur pays ou bien pourrissaient-ils dans une des cellules des prisons de Moscou, la Loubianka, Lefortovo, de Boutirki ou de Sokolniki ?
Jusqu’à son arrestation et sa déportation en 1938, un an après celle de Heinz Knepper, Julia avait déjoué les pièges et les filatures du NKVD.
Elle rencontrait un diplomate italien, Sergio Lombardo, ami de son frère, le comte Marco Garelli. Elle lui passait ses carnets qui gagnaient l’Italie par la valise diplomatique, et Lombardo les remettait à Marco Garelli qui les dissimulait dans le palais de marbre gris de la Riva degli Schiavoni.
Avant même que j’eusse songé à l’interroger, Julia Garelli-Knepper m’avait confirmé que nul n’avait volé ses carnets :
— Les Russes, bien sûr, et même mon cher Heinz n’auraient pu me croire capable d’une telle folie. Et si j’avais été découverte, ils m’auraient condamnée, avec, pour une fois, de bonnes et solides raisons. Je trahissais les secrets de la Patrie du socialisme ! Heinz Knepper m’aurait accusée, maudite, répudiée. La morale individuelle, la valeur des serments, le souci d’être digne de la confiance qu’on vous accorde, tout cela est étranger aux fanatiques, or même Heinz l’était devenu. Moi, non : j’étais d’une vieille lignée vénitienne. L’un de mes ancêtres, Vico Garelli, avait été ambassadeur de la Sérénissime à Constantinople. Il avait disparu corps et biens dans la grande marée turque en 1453. Mais je suis sûre qu’il s’était conduit en homme d’honneur, comme mon frère, haut dignitaire fasciste pourtant, ami du comte Ciano, le beau-fils du Duce, mais capable de cacher sans les avoir ouverts, sous une dalle du palais Garelli, les carnets de sa folle de sœur, devenue communiste par amour pour un Juif allemand, cet Heinz Knepper qu’il maudissait et respectait tout à la fois.
Elle avait retrouvé ses carnets en 1945 et je me souviens de l’exaltation qui m’avait saisi quand, lors de l’un de mes premiers retours à Cabris, inhalant dans le sanctuaire cette odeur de poussière, âcre senteur d’une Histoire cruelle et enivrante, j’avais pris au hasard le carnet de l’année 1934 et découvert les renseignements inestimables qu’il contenait.
Tout était là comme une drogue dure, et il avait suffi de quelques pages couvertes de l’écriture minuscule mais parfaitement calligraphiée de Julia Garelli-Knepper pour que le passé m’envahisse et que, plusieurs heures durant, je perdisse conscience du présent.
Plus de sanctuaire, plus d’oliviers. J’entendais des pas.
Ce n’était point ceux de madame Cerato, mais le martèlement bruyant des agents des « Organes » qui, chaque nuit, à Moscou, en ce début d’année 1934, arrêtaient à l’hôtel Lux tel ou tel camarade étranger sans qu’on sût pourquoi, et personne ne paraissait remarquer l’absence de son voisin devenu traître, espion, renégat trotskiste, fasciste, nazi…
« Terreur, écrit Julia. L’assassinat de Kirov, le secrétaire du Parti de Leningrad, sert de prétexte à l’arrestation de dizaines de vieux camarades.
Meurtre mystérieux. Affaire privée ? Provocation ?
Terreur : nous nous terrons.
Heinz ne parle presque plus. Ses cheveux ont blanchi.
Je sais que sa foi est morte. Il ne l’avouera jamais, mais son regard est vide.
De nombreux camarades allemands qui avaient réussi à fuir la Gestapo et dont il connaît le passé révolutionnaire ont disparu dans les bruits de pas nocturnes, les claquements de portes et les sanglots des épouses.
Heinz continue chaque matin à se rendre ponctuellement à son bureau du Komintern, situé dans une aile de l’hôtel Lux. Mais qu’est devenue l’Internationale communiste, sinon le poing avec lequel Staline frappe ceux qui s’opposent à lui dans les pays étrangers ?
J’ai appris qu’en France, en Suisse, en Espagne, des camarades ont été assassinés, emprisonnés, abattus d’une balle dans la tête ou poignardés.
Que faire ?
D’un côté le fascisme, le nazisme, de l’autre cette dictature chaque jour plus implacable et qu’on appelle “le socialisme dans un seul pays”. »
L’écriture se fait plus minuscule encore et me contraint à lire plus lentement.
C’est comme si j’étais un archéologue qui creuse la terre pour atteindre la mosaïque enfouie, puis pénètre dans une galerie dont il ignore où elle va. Il craint de se perdre dans ce labyrinthe, il ne tient aucun fil d’Ariane, mais il doit poursuivre jusqu’à cette salle où tout à coup surgit de la nuit le Minotaure :
« Vu Staline, cette nuit. C’est sans doute pour que ce rendez-vous demeure secret que Heinz a été convoqué à une série de réunions du Komintern qui, exceptionnellement, doivent se tenir durant toute une semaine à Leningrad.
Staline pue le tabac et la sueur, le vieux cuir aussi. Je ne l’ai plus revu depuis des années. C’est le seul homme dont j’aie senti qu’il avait en lui la puissance et la cruauté d’un carnassier. Il est à l’affût. Je ne saisis pas son regard, et pourtant il me fixe.
— Ceci est entre nous, camarade Garelli.
Il lève difficilement sa main gauche ; le bras est court, à demi paralysé. Il écarte les doigts.
— Voilà ceux qui savent, dit-il. Personne d’autre ne doit savoir. Tu comprends ce que cela signifie, Julia Garelli ?
Mort pour Heinz Knepper si je lui confie que le secrétaire de Staline est venu me chercher à l’hôtel Lux, si j’évoque le trajet dans la limousine aux vitres fumées, les couloirs du Kremlin déserts, Staline avec sa vareuse grise, ses bottes de cuir souple, ses yeux plissés, la peau de son visage grêlée, sa voix rauque :