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Karl von Kleist, bien sûr, celui dont elle ne peut écrire le nom, parce que ce serait l’aveu de leur brève liaison, de ce plaisir dérobé cependant qu’à Moscou Heinz Knepper guette chaque nuit les pas des agents des « Organes » qui viennent tirer de leur lit ces communistes étrangers, ces camarades du Komintern qui, en quelques minutes, ne sont plus que des ennemis qu’on pousse dans une voiture, qui ne retourneront plus jamais à l’hôtel Lux, qu’on entraînera de prison en prison avant de les envoyer pourrir dans un camp en Asie centrale, au-delà du cercle polaire ou en Sibérie.

Elle recommence à écrire dans son carnet le 2 juillet 1934. Sa main tremble. Elle note :

« Le soleil s’est éteint et la lagune comme ma vie est grise. »

Karl von Kleist a dû rejoindre Berlin. Elle-même s’apprête à quitter Venise et à retraverser l’Allemagne. Elle est la comtesse Julia Garelli qui se rend en Suède, puis en Finlande, et, de là, elle gagnera Leningrad et Moscou.

« Je recommence le grand voyage, écrit-elle, mais le mirage s’est dissipé. »

Elle se souvient de ces jours de la fin mars 1917 quand, tenant la main de Heinz Knepper, ils étaient montés dans le train qui, de Zurich, devait conduire à Petrograd, par l’Allemagne de Guillaume II, complice, Lénine et une poignée de bolcheviks afin qu’ils poussent la révolution jusqu’au bout, que la Russie sorte ainsi de la guerre pour le plus grand profit de l’Allemagne impériale.

Et Heinz, qui avait été admis par Lénine à faire partie du voyage, avait expliqué à Julia que la révolution était la seule vraie victoire, que les nations défaites ou triomphantes opprimaient leurs peuples, qu’il fallait briser l’ordre social et national pour les libérer. C’est ce que Lénine allait faire en Russie, et que lui, Heinz Knepper, allait accomplir en Allemagne.

Elle se souvient. Elle note seulement dans son carnet :

« C’était il y a dix-sept ans. »

Un homme, alors que le train roule en Allemagne, s’est assis près d’elle. Il lui apprend que ce 30 juin 1934, le Führer aux yeux illuminés, aux doigts potelés, a donné l’ordre de massacrer ses plus anciens camarades, ceux des Sections d’Assaut qui ont fondé avec lui le parti nazi.

Ils ont été abattus par centaines dans toutes les villes d’Allemagne et au bord d’un lac, dans le paysage bucolique de la Bavière.

Julia écrit :

« Les nuits à venir seront aussi pour nous celles des longs couteaux. »

Elle dit de l’homme qui s’est installé à ses côtés qu’il est « l’envoyé du loup aux yeux jaunes ».

La frontière russe franchie, ils sont seuls dans un wagon qui leur a été réservé et que gardent des soldats aux parements verts du NKVD.

« Je suis la camarade Garelli-Knepper.

Moscou. Limousine. Couloirs du Kremlin. Le loup en face de moi, son regard insaisissable, mais je sais que ses yeux sont jaunes.

— Ce Karl von Kleist, tu crois qu’il a transmis le message ?

Tout en m’interrogeant, Staline fait glisser les papiers qui encombrent son bureau.

— Tu as payé le prix qu’il fallait.

Staline s’interrompt.

— Mais ça ne t’a pas beaucoup coûté, je crois…

Il sourit, dodeline de la tête, débonnaire.

Il montre la photo d’un couple marchant à pas lents le long de la Riva degli Schiavoni.

— Oublions tout cela, n’est-ce pas, message et promenade… »

Julia retrouve l’hôtel Lux, son écriture change, irrégulière, secouée, brisée par l’angoisse :

« Silence. Couloirs où ne passent que des ombres. Heinz ne m’interroge pas, comme s’il savait que je suis dépositaire d’un secret maléfique.

Je l’observe cependant qu’il va et vient dans la chambre, tête penchée, visage amaigri, cheveux tout à fait blancs. C’est un arbre mort qui n’a plus d’âme et il suffirait d’une poussée pour que l’écorce s’effrite, que le tronc ne soit plus que poussière.

Mais peut-être pour Heinz ai-je la même apparence fantomatique ? Nous ne nous touchons plus, comme si l’un et l’autre craignions de découvrir ce que nous sommes devenus.

Un matin il me chuchote, regardant autour de lui comme s’il avait peur que quelqu’un ne soit dissimulé dans la chambre, mais sans doute pense-t-il que des micros ont été placés dans chaque pièce de l’hôtel Lux :

— J’attends, dit-il, ce peut être dans une heure ou une semaine, dans un jour ou un an. Mais ses yeux jaunes sont fixés sur moi. Je voudrais qu’ils ne te voient pas. Mais qui peut t’oublier, comtesse Garelli, camarade Julia ?

Il s’est approché de moi, j’ai cru qu’il allait m’enlacer, mais ses bras, qu’il avait commencé à lever, sont retombés.

Il m’a semblé qu’il ne voulait pas raviver en lui le désir et donc l’espoir.

Mais peut-être les agents des “Organes”, sur ordre de Staline, lui avaient-ils montré la photo de ce couple marchant le long de la Riva degli Schiavoni, et avaient-ils ainsi achevé de le désespérer ?

Il m’a longuement dévisagé, puis a murmuré :

— Julia, essaie de ne pas ressembler à cette femme, celle du tableau, tu te souviens ?

Et il est parti, son petit cartable noir sous le bras.

« Il y a, dans l’escalier qui conduit à ma chambre, dans le palais Garelli, le tableau de l’une de mes aïeules, la comtesse Elisabeth Garelli, qui a vécu au XIVe siècle.

Nous étions déjà l’une des familles les plus puissantes de Venise. Le peintre Vasco Morini l’a représentée debout, grandeur nature, vêtue d’une robe de soie brochée. Ses cheveux et ses yeux sont d’un noir brillant, mais sa peau est d’une blancheur de spectre. Derrière elle, une jeune fille étendue dont le sang s’écoule d’une large plaie qui entaille sa gorge.

Quand j’étais enfant, mon frère Marco me répétait que je ressemblais à cette comtesse cruelle qui avait découvert qu’à se baigner dans le sang de jeunes vierges, la peau devenait de plus en plus soyeuse, de plus en plus blanche. Alors elle avait fait construire un pressoir pour extraire le sang des jeunes filles qu’elle faisait enlever sur les placettes et dans les ruelles de Venise, voire dans les campagnes de la Terra Ferma.

Et chaque jour les corps étaient pressés, et le sang coulait jusqu’à cette vasque de marbre qu’on apercevait dans l’un des angles, au bas du tableau, cercle blanc, tache rouge dans la pénombre.

Qui suis-je ?

Celle qui se baigne dans le sang des jeunes vierges, la comtesse Elisabeth Garelli réincarnée, ou bien l’une de ses victimes ?

Et le loup aux yeux jaunes, et l’homme aux doigts potelés font tourner la roue du pressoir qui nous écrase, moi, Heinz, ainsi que des millions d’autres. »

3.

J’ai vu ce tableau.

Dans la pénombre du palais Garelli, j’ai longuement contemplé le visage d’albâtre de la comtesse Elisabeth, la criminelle, celle dont le souvenir, j’en avais acquis la certitude, avait hanté Julia tout au long des années de la Grande Terreur, quand le loup aux yeux jaunes égorgeait pour un mot de trop ou pour un silence, parce qu’il voulait que personne ne se sentît hors d’atteinte des crocs du bourreau, mais peut-être aussi parce qu’il avait d’abord besoin de se rassurer, de s’abreuver, que la peur des autres lui desséchait la bouche et le cœur, et que seul le sang frais pouvait le désaltérer.

Julia avait osé écrire cela, consciente qu’en tenant son journal, en entassant ces notations et réflexions dans ces carnets, elle offrait sa gorge au bourreau, elle l’appelait comme une suicidaire désireuse qu’on la tue. Et, en même temps, écrire était pour elle une manière d’affirmer sa liberté et son espérance.

« J’écris pour qu’on ne puisse pas ensevelir les morts sous le silence et les assassiner ainsi une nouvelle fois. J’écris pour qu’ils revivent un jour. »