— Qu’allez-vous faire ?, demande-t-il seulement.
« Je pense à Marco, à l’aide qu’il nous a apportée, écrit Julia. Sans lui, nous n’aurions pas pu gagner la Suisse, vivre ce que nous avons vécu, ces jours exaltants, cette espérance. »
Elle s’interrompt. C’est assez de souvenirs, d’eau pure pour ce jour de janvier 1932. Et, comme elle l’a fait en 1931, il lui suffit de passer à la ligne pour noter ce qu’elle a entre-temps appris :
« Les morts dans les campagnes ukrainiennes se comptent par millions, auxquels il faut ajouter les déportés, les paysans brûlés vifs dans les forêts où ils se sont réfugiés et auxquelles les troupes de la Guépéou ont mis le feu. »
Et Heinz, par une nuit d’insomnie, alors qu’il fume, allongé, le bras droit depuis longtemps guéri replié sous sa nuque, confie à Julia que l’on a imprimé une affiche sur laquelle on peut lire : « Manger son enfant est un acte barbare. »
Son corps tout entier est secoué de spasmes nerveux, comme s’il s’agissait d’un rire silencieux :
— Tu entends, Julia, « Manger son enfant est un acte barbare » ! C’est notre révolution, notre « saut qualitatif » dans la construction d’une civilisation nouvelle, qui permet cela ! Nous éduquons le peuple, n’est-ce pas ? Tu te souviens de la Kroupskaïa ? de son projet de dictionnaire pédagogique qu’elle avait élaboré et qui avait, disait-elle, enthousiasmé Lénine ?
Julia se souvenait. C’était au mois de févier 1917, peu après leur arrivée à Zurich et leur première visite chez Lénine et son épouse, Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa, dite Nadia.
On ne savait pas encore que la révolution avait commencé à Petrograd.
Dans leur petite chambre située au troisième étage d’un immeuble de pierre du 14, Spiegelgasse et louée à un cordonnier socialiste du nom de Kammerer, Lénine et Kroupskaïa cherchaient un moyen de gagner quelques sous, et cette idée de dictionnaire pédagogique, d’encyclopédie avait paru fructueuse à Lénine.
Croisant les mains derrière sa nuque, il avait en riant convié Heinz à collaborer à ce projet, et pourquoi sa jeune compagne ne s’y associerait-elle pas ? Comtesse Garelli ? Et Lénine avait ri de plus belle, disant que puisque l’aristocratie rejoignait les rangs des prolétaires, cela signifiait que la révolution était imminente et que la bourgeoisie capitaliste vivait ses derniers jours ; qu’ainsi c’en serait fini des temps barbares, la révolution mondiale allait donner naissance à un autre monde.
C’est un de ces jours-là, à la fin du mois de février ou au tout début mars, peut-être le 2, que les journaux de Zurich, le Zürcher Post et le Neue Zürcher Zeitung ont annoncé dans des éditions spéciales que la révolution avait éclaté en Russie.
Et peu après – sans doute le 4 mars –, Heinz Knepper a présenté à Julia celui qu’il avait appelé le « magicien de la révolution », Thaddeus Rosenwald, Pragois, Viennois, Berlinois, résidant à Istanbul et à Stockholm, disposant de trois ou quatre passeports, Thaddeus le banquier, le marchand, l’importateur, pour le compte des Russes, de médicaments, de préservatifs, familier des chefs de l’Okhrana, la police secrète du tsar, comme du haut état-major allemand, et bolchevique, cependant, peut-être par intérêt ou parce qu’il était juif, et qu’il avait eu à souffrir des pogroms, à Moscou, à Varsovie, et qu’il aspirait lui aussi à un autre monde.
Julia n’a pas aimé Thaddeus Rosenwald malgré la distinction de ses traits réguliers, son élégance, son long corps fluet serré dans une pelisse qui étonnait en ce mois de mars zurichois déjà tempéré.
Thaddeus a pris Heinz et Julia par les bras, les entraînant par les ruelles du vieux Zurich vers la Helvetia Platz où se dressait la Volkhaus, cette maison du Travail aux apparences de construction gothique où Lénine se rendait souvent pour haranguer les camarades suisses, leur annoncer que de la guerre impérialiste devait surgir la révolution socialiste mondiale.
Sur le seuil de la Volkhaus, Thaddeus Rosenwald s’est arrêté. Les larges rebords de son chapeau masquaient ses yeux, mais Julia a imaginé qu’ils étincelaient lorsqu’il a dit :
— Pour mettre le feu au monde, il faut que Lénine puisse rentrer à Petrograd.
Il a saisi Heinz aux épaules :
— Par n’importe quel moyen, à n’importe quel prix !
Il a réfuté d’un mouvement de tête, d’un « non » prononcé avec impatience – « Mais non ! Mais non ! » – les inquiétudes de Heinz qui craignait, si Lénine acceptait de regagner la Russie en traversant l’Allemagne, la réprobation, la condamnation, peut-être même la haine des patriotes russes, de ces moujiks sous l’uniforme qui combattaient l’Allemand et dont des centaines de milliers de camarades étaient déjà morts depuis 1914.
— Mais non, mais non ! a répété Thaddeus Rosenwald. On offrira la paix et la terre au peuple. Et les foules nous acclameront. Elles pilleront les palais de leurs maîtres. Et les soldats déserteront avec leurs armes et fusilleront leurs officiers.
Il a épaulé comme s’il tenait un fusil.
— Les Allemands vont favoriser notre retour en Russie parce qu’ils pensent comme moi. Et quand nos troupes se seront débandées, ils retireront leurs divisions du front, les transporteront en France, et la bonne petite république bourgeoise, la belle et ronde Marianne n’aura plus qu’à se coucher comme en 1870 ! L’Allemagne et nous, nous serons victorieux !
Il s’est tourné vers Julia.
— Mais nous aurons contaminé l’Allemagne. Et l’argent qu’elle s’apprête à nous verser, nous l’utiliserons contre elle pour construire le parti des bolcheviks allemands.
Il a tapoté l’épaule de Heinz.
— Et votre Heinz, comtesse, sera le Lénine allemand !
Il a ri, agité ses mains comme un prestidigitateur.
Et Julia en a frissonné.
5.
Cette peur et même ce mépris dégoûté qu’inspire Thaddeus Rosenwald à Julia, je les perçois à chaque fois qu’elle évoque dans son journal ce qu’elle appelle son « voyage de noces », ces quelques jours passés dans le train allemand qui, de Schaffhouse, à la frontière suisse, jusqu’à Berlin, puis Malmö et Stockholm, allait conduire cette vingtaine de révolutionnaires jusqu’à Petrograd. Et Lénine, après avoir longuement dévisagé Julia – elle avait été transpercée par ce regard intense –, avait décidé que la « jeune camarade aristocratique », « la comtesse vénitienne », comme il la désignait – son visage se plissait alors dans une grimace qui devait être un sourire – serait du voyage avec le camarade Heinz Knepper.
Près de quinze ans plus tard – ainsi, dans son carnet de 1931, puis encore dans celui de 1932 –, Julia, se souvenant de ce moment-là, retrouvait un peu de son exaltation d’alors, de la joie qui, tout au long de ce voyage, l’avait habitée, et elle en restituait l’atmosphère : les douaniers suisses à Schaffhouse confisquant toutes les victuailles que les Russes avaient accumulées pour leur long périple en Allemagne jusqu’à la Baltique ; ou bien cette halte à Berlin, ces deux soldats allemands que Heinz, invita, contre tous les engagements pris, à s’approcher du wagon et auxquels il annonça que la révolution était en marche, qu’elle se répandrait à partir du foyer russe sur toute l’Europe, et d’abord en Allemagne ; et Thaddeus Rosenwald l’interrompit avec brutalité, hurlant même, chassant les deux soldats effarés par cette violence ; Thaddeus claqua la porte du wagon, bouscula Heinz, cet idiot, ce provocateur, clama-t-il, qui mettait Lénine en péril, qui pouvait les conduire à être tous internés en Allemagne, car lui avait pris des engagements avec l’état-major de Guillaume II : pas un mot aux Allemands pendant la traversée du pays, pas un pas sur le sol du Reich !