CARLOS RUIZ ZAFÓN
Le palais de minuit
Traduit de l'espagnol par François Maspero
Hérétiques - créateurs de livrels indépendants.
Habent sua fata libelli
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v. 1.0
Titre original : EL PALACIO DE LA MEDIANOCHE
© Carlos Ruiz Zafón, 1994
© Editorial Planeta, S.A., 2007
Traduction française : Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2012
Pour MariCarmen
Note de l'auteur
Ami lecteur,
Le Palais de Minuit est mon deuxième roman, et il a été publié en Espagne, en 1994. Les lecteurs familiers de mes dernières œuvres, comme L'Ombre du vent et Le Jeu de l'ange, ne savent peut-être pas que mes quatre premiers romans ont été publiés sous forme de « livres pour la jeunesse ». Bien qu'ils aient surtout visé un jeune public, mon souhait était qu'ils puissent plaire à des lecteurs de tous âges. Avec ces livres, j'ai tenté d'écrire le genre de romans que j'aurais aimé lire quand j'étais adolescent, mais qui continueraient encore à m'intéresser à l'âge de vingt-trois, quarante ou même quatre-vingt-trois ans.
Pendant des années, les droits de ces livres sont restés « piégés » dans des querelles juridiques, mais aujourd'hui enfin des lecteurs du monde entier peuvent en profiter. Depuis leur première publication, j'ai eu la chance de voir ces œuvres de mes débuts bien accueillies par un public de jeunes lecteurs et aussi de moins jeunes. J'aime croire que ces contes sont faits pour tous les âges, et j'espère que des lecteurs de mes romans pour adultes auront envie d'explorer ces histoires de magie, de mystères et d'aventures. Et, pour terminer, je souhaite à tous mes nouveaux lecteurs de prendre autant de plaisir à ces romans que lorsqu'ils ont commencé à s'aventurer dans le monde des livres.
Bon voyage.
Carlos Ruiz Zafón Février 2010
Jamais je ne pourrai oublier la nuit où il a neigé sur Calcutta. Le calendrier de l'orphelinat St. Patrick's égrenait les derniers jours de mai 1932 et laissait derrière nous un des mois les plus chauds de l'histoire de la ville des palais.
Jour après jour nous attendions avec tristesse et crainte l'arrivée de cet été où nous atteindrions l'âge de seize ans, ce qui signifiait notre séparation et la dissolution de la Chowbar Society, ce club secret réservé exclusivement à sept membres qui avait été notre véritable foyer durant nos années d'orphelinat. Nous y avions grandi sans autre famille que nous-mêmes et sans autres souvenirs que les histoires que nous nous racontions aux petites heures de la nuit autour du feu, dans la cour de la vieille demeure abandonnée qui se dressait au coin de Cotton Street et de Barbourne Road, une grande bâtisse en ruine que nous avions baptisée le Palais de Minuit. Je ne savais pas alors que ce serait la dernière fois que je verrais ce lieu dont les rues ont servi de cadre à mon enfance et dont les sortilèges m'ont poursuivi jusqu'aujourd'hui.
Je ne suis pas retourné à Calcutta depuis, mais je suis toujours resté fidèle à la promesse que nous nous étions faite en silence sous l'averse blanche, aux rives du fleuve Hooghly : ne jamais oublier ce que nous avions vu. Les années m'ont appris à garder comme un trésor dans ma mémoire tout ce qui s'est passé ces jours-là et à conserver les lettres que je recevais de la cité maudite, qui ont maintenu vivante la flamme de mon souvenir. J'ai su ainsi que l'on a démoli notre vieux Palais pour édifier sur ses décombres un immeuble de bureaux, et que Mr Thomas Carter, le directeur de St. Patrick's, est mort après avoir passé les dernières années de sa vie dans l'obscurité due à l'incendie qui lui avait ôté la vue à jamais.
Au fil des ans, j'ai eu des nouvelles de la disparition progressive du cadre où nous avons vécu alors. La fureur d'une ville qui se dévorait elle-même et le mirage du temps qui passe ont fini par effacer les traces de la Chowbar Society.
C'est ainsi que, n'ayant pas le choix, j'ai dû apprendre à vivre avec la peur de voir cette histoire se perdre pour toujours, faute de narrateur.
L'ironie du sort a voulu que ce soit moi, le moins indiqué, le moins doué pour une telle tâche, qui entreprenne de la raconter et de dévoiler le secret qui, il y a bien des années, nous a unis puis à jamais séparés dans l'ancienne gare de chemin de fer de Jheeter's Gate. Il aurait été préférable que ce soit un autre qui se voie chargé de sauver cette histoire de l'oubli, mais, une fois de plus, la vie m'a montré que mon rôle était d'être un témoin, et non un personnage à part entière.
Durant toutes ces années, j'ai conservé les rares lettres de Ben et de Roshan, gardant précieusement les documents qui mettaient en lumière la destinée de chacun des membres de notre société particulière, les relisant souvent à haute voix dans la solitude de mon cabinet. Peut-être parce que j'avais l'intuition que le sort avait fait de moi le dépositaire de la mémoire de tous. Peut-être parce que je comprenais que, de ces sept garçons, j'avais toujours été le plus réticent à prendre des risques, le moins brillant et le moins audacieux, et, de ce fait même, celui qui avait le plus de chances de survivre.
C'est dans cet esprit, et en espérant que mes souvenirs ne me trahiront pas, que j'essaierai de revivre les événements mystérieux et terribles qui se sont produits au cours de ces quatre jours brûlants de 1932.
Ce ne sera pas aisé et j'en appelle à la bienveillance de mes lecteurs pour les maladresses de ma plume à l'heure de faire remonter du passé cet été de ténèbres dans la ville de Calcutta. J'ai employé toutes mes forces à reconstituer la réalité et à revenir aux troubles épisodes qui devaient tracer inexorablement la ligne de notre destin. Il ne me reste plus qu'à disparaître de la scène pour permettre aux seuls faits de parler d'eux-mêmes.
Jamais je n'oublierai les visages désolés de ces garçons, la nuit où il a neigé sur Calcutta. Mais, comme mon ami Ben m'a appris à le faire, je commencerai mon histoire par le début...
Le retour de l'obscurité
Calcutta, mai 1916
Peu après minuit, une grosse barque émergea de la brume nocturne qui montait de la surface du Hooghly comme la puanteur d'une malédiction. À l'avant, sous la faible clarté projetée par une chandelle agonisante fixée au mât, on devinait la forme d'un homme enveloppé dans une cape en train de ramer laborieusement vers la rive lointaine. Au-delà, à l'ouest, dans le quartier du Maidan, les contours de Fort William se dressaient sous une couche de nuages de cendre à la lumière d'un suaire infini de lanternes et de foyers qui s'étendait à perte de vue. Calcutta.
L'homme s'arrêta quelques secondes pour reprendre haleine et contempler la silhouette de la gare de Jheeter's Gate qui se perdait définitivement dans les ténèbres recouvrant l'autre côté du fleuve. À chaque mètre qu'il faisait en s'enfonçant dans la brume, la gare en acier et en verre se confondait davantage avec tous les autres édifices ancrés dans des splendeurs disparues. Ses yeux errèrent sur cette forêt de coupoles de marbre noirci par des décennies d'abandon et de murs nus dont la fureur de la mousson avait arraché la peau ocre, bleu et doré, les dessinant comme des aquarelles diluées dans une flaque d'eau.