Seule la certitude qu'il ne lui restait que quelques heures à vivre, voire quelques minutes, lui permettait de poursuivre sa route en abandonnant dans les profondeurs de ce lieu maudit la femme qu'il avait juré de protéger au prix de sa propre vie. Cette nuit, tandis que le lieutenant Peake entreprenait son dernier parcours dans Calcutta à bord d'une vieille barque, chaque seconde de son existence s'évanouissait sous la pluie qui s'était mise à tomber à la faveur de l'aube proche.
Pendant qu'il luttait pour traîner l'embarcation vers la rive, le lieutenant entendait les pleurs des deux enfants cachés dans la cale. Peake se retourna et constata que les feux de l'autre barque clignotaient à une centaine de mètres à peine derrière lui, gagnant du terrain. Il imaginait le sourire de son poursuivant, savourant la chasse, inexorable.
Il ignora les larmes de faim et de froid des enfants et consacra toutes les forces qui lui restaient à guider l'embarcation vers le bord du fleuve, qui venait mourir au seuil du labyrinthe insondable et fantasmatique des rues de Calcutta. Deux cents ans avaient suffi à transformer la jungle dense qui poussait aux alentours du Kalighat en une cité où jamais Dieu lui-même ne prendrait le risque d'entrer.
En quelques minutes, la tourmente s'était abattue avec la rage d'un esprit destructeur. À partir de la mi-avril et jusque dans le courant du mois de juin, la ville se consumait entre les griffes de ce qu'on appelle l'été des Indes. Au fil de ces jours, elle supportait des températures de 40 degrés et un niveau d'humidité à la limite de la saturation. Sous l'influence de violentes tempêtes électriques qui transformaient le ciel en un linceul de poudre noire, les thermomètres pouvaient descendre de trente degrés en quelques secondes.
La nappe torrentielle voilait la vision des quais rachitiques en madriers pourris qui se balançaient au-dessus du fleuve. Peake ne relâcha pas son effort avant d'avoir senti le choc de la coque contre les piliers du quai de pêcheurs et, alors seulement, il planta la perche dans l'eau boueuse et se hâta d'aller chercher les enfants, couchés sous une couverture. Quand il les prit dans ses bras, leurs pleurs se répandirent dans la nuit telle la traînée de sang qui guide le prédateur jusqu'à sa proie. Peake les serra contre sa poitrine et sauta à terre.
À travers l'épais rideau de pluie qui tombait furieusement, on pouvait voir l'autre barque approcher de la berge comme une nef mortuaire. Cravaché par la panique, Peake courut vers les rues qui bordaient le parc du Maidan par le sud et disparut dans les ombres de ce tiers de la ville que ses habitants privilégiés, européens et britanniques pour la plupart, appellent la ville blanche.
Il lui restait encore un espoir, un seul, de sauver la vie des enfants, mais il était encore loin du cœur du secteur nord de Calcutta, où se dressait la résidence d'Aryami Bosé. Cette vieille dame était désormais l'unique personne qui puisse l'aider. Peake s'arrêta un instant et scruta l'immensité ténébreuse du Maidan, à la recherche de l'éclat lointain des petites lanternes qui dessinaient des étoiles vacillantes au nord de la ville. Les rues obscures et masquées par le voile de la tempête seraient sa meilleure protection. Il serra les enfants avec force et s'éloigna de nouveau vers l'est, en quête de l'ombre protectrice des grandes demeures aristocratiques du centre de la ville.
Quelques instants plus tard, la grosse barque noire qui lui avait donné la chasse s'arrêta devant le quai. Trois hommes sautèrent à terre et l'amarrèrent. La porte de la cabine s'ouvrit lentement. Une silhouette enveloppée d'un manteau noir parcourut la passerelle que les hommes avaient jetée depuis le quai, ignorant la pluie. Une fois à terre, elle tendit une main prise dans un gant également noir et, indiquant le point où Peake avait disparu, esquissa un sourire qu'aucun des trois hommes ne distingua dans la tourmente.
La route obscure et sinueuse qui traversait le Maidan et bordait la forteresse s'était transformée en bourbier sous les assauts de la pluie. Peake se souvenait vaguement d'avoir sillonné cette partie de la ville au temps des combats de rue sous les ordres du colonel Llewelyn, en plein jour et sur un cheval, avec un escadron assoiffé de sang. Ironiquement, le destin l'obligeait maintenant à parcourir cette étendue de terrain à découvert que Lord Clive avait fait raser en 1758 pour que les canons de Fort William puissent tirer librement dans toutes les directions. Mais cette fois, c'était lui le gibier.
Le lieutenant courut désespérément vers les arbres, tout en se sentant suivi par les regards furtifs de veilleurs silencieux cachés dans l'ombre, habitants nocturnes du Maidan.
Il savait que personne ne sortirait à son passage pour l'agresser et tenter de lui arracher sa cape ou les enfants qui pleuraient dans ses bras. Les habitants invisibles de ces lieux flairaient l'odeur de la mort collée à ses talons, et nul n'oserait se mettre en travers du chemin de son poursuivant.
Il passa les grilles qui séparaient le Maidan de Chowringhee Road et pénétra dans l'artère principale de Calcutta. La majestueuse avenue suivait l'ancien chemin qui, à peine trois cents ans plus tôt, traversait la jungle bengalie en direction du sud, vers le Kalighat, le temple de Kali, qui, à l'origine, avait donné son nom à la ville.
L'habituelle faune nocturne qui rôdait dans les nuits de Calcutta avait battu en retraite devant l'averse, et la ville offrait l'aspect d'un grand bazar abandonné et sale. Peake savait que le rideau de pluie qui entravait la vision et lui servait de protection dans la nuit noire risquait de s'évanouir aussi vite qu'il était apparu. Les tempêtes qui montaient de l'océan jusqu'au delta du Gange s'éloignaient rapidement vers le nord ou l'ouest après avoir déchargé leur déluge purificateur sur la péninsule du Bengale, laissant une traînée de brumes et des rues obstruées de flaques putrides où les enfants jouaient, enfoncés jusqu'à la ceinture, et où les chariots restaient échoués tels des bateaux à la dérive.
Le lieutenant courut vers l'extrémité nord de Chowringhee Road. Les muscles de ses jambes faiblissaient sous le poids des enfants dans ses bras qui se faisait de plus en plus lourd. Les lumières du secteur nord clignotaient, proches, sous le rideau de velours de la pluie. Il était conscient de ne pouvoir tenir ce rythme plus longtemps et savait que la maison d'Aryami Bosé était encore loin. Il lui fallait marquer une pause.
Il s'arrêta pour reprendre son souffle sous l'escalier d'un entrepôt de tissus dont les murs étaient tapissés d'affiches annonçant la prochaine démolition par ordre des autorités. Il se rappelait vaguement avoir inspecté les lieux des années auparavant, sur la dénonciation d'un riche négociant qui affirmait que l'intérieur abritait une importante fumerie d'opium.
Maintenant, l'eau sale s'infiltrait entre les marches délabrées et évoquait un sang noir jaillissant d'une blessure profonde. Le lieu paraissait désolé et désert. Le lieutenant leva les enfants à la hauteur de son visage et contempla les yeux atones des bébés ; ils ne pleuraient plus, mais ils grelottaient de froid. La couverture qui les enveloppait était trempée. Peake prit leurs menottes dans ses mains avec l'espoir de les réchauffer tout en observant par les fentes de l'escalier les rues qui sortaient du Maidan. Il ne se rappelait pas combien d'assassins son poursuivant avait recrutés, mais il savait qu'il n'avait plus que deux balles dans son revolver ; deux balles qu'il devait utiliser avec toute l'intelligence qu'il était capable de rassembler ; il avait tiré les autres dans les tunnels de la gare. Il couvrit de nouveau les enfants avec le bord le moins mouillé de la couverture et les posa pour quelques secondes sur le morceau de sol sec que l'on devinait sous une anfractuosité dans le mur de l'entrepôt.