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Peake sortit son revolver et passa lentement la tête sous les marches. Au sud, Chowringhee Road, déserte, ressemblait à une scène fantôme attendant le début de la représentation. Le lieutenant força la vue et reconnut le sillage de lumières lointaines sur l'autre côté du Hooghly. Le bruit de pas pressés sur les pavés inondés par la pluie le fit sursauter et il rentra dans l'ombre.

Trois individus émergèrent de l'obscurité du parc du Maidan, un sombre reflet de Hyde Park dessiné en pleine jungle tropicale. Les lames de leurs couteaux brillèrent dans la pénombre comme des langues d'argent incandescent. Peake se dépêcha de reprendre les enfants dans ses bras et respira profondément, conscient que, s'il fuyait à cet instant, les hommes se jetteraient sur lui en un clin d'œil comme une meute affamée.

Le lieutenant demeura immobile contre le mur de l'entrepôt et surveilla ses poursuivants, qui s'étaient arrêtés pour chercher sa trace. Les trois tueurs à gages échangèrent des paroles inintelligibles et l'un d'eux fit signe aux autres de se diviser. Peake frissonna en constatant que celui qui avait donné cet ordre se dirigeait droit vers l'escalier sous lequel il se dissimulait. L'espace d'une seconde, il pensa que l'odeur de sa peur allait conduire l'homme jusqu'à sa cachette.

Ses yeux parcoururent désespérément la surface du mur, à la recherche d'une ouverture par où s'échapper. Il s'agenouilla près de l'anfractuosité où, peu avant, il avait déposé les enfants et tenta de forcer les grosses planches déclouées et ramollies par l'humidité. Le bois, rongé par la pourriture, céda sans difficulté. Peake sentit une exhalaison d'air nauséabond qui émanait de l'intérieur du sous-sol du bâtiment en ruine. Il jeta un regard en arrière et vit que le tueur se trouvait à une vingtaine de mètres à peine du pied de l'escalier, le couteau à la main.

Il roula les enfants dans sa propre cape pour les protéger et rampa vers l'intérieur de l'entrepôt. Une violente douleur, juste au-dessus du genou, lui paralysa subitement la jambe droite. Il la tâta d'une main tremblante et ses doigts touchèrent le clou rouillé qui s'était enfoncé dans la chair. Étouffant un cri, il saisit l'extrémité du métal froid et tira dessus avec force. Sa peau se déchira et le sang tiède jaillit sous ses doigts. Un spasme de nausée et de souffrance lui voila la vue pendant plusieurs secondes. Haletant, il reprit les enfants et se releva laborieusement. Devant lui s'ouvrait une galerie fantomatique. Des centaines d'étagères vides, sur plusieurs étages, formaient un étrange maillage qui se perdait dans l'ombre. Sans hésiter, il courut vers l'autre extrémité de l'entrepôt, dont les structures blessées à mort craquaient sous la tempête.

Après un long parcours dans les entrailles de ce bâtiment en ruine, Peake émergea de nouveau à l'air libre. Il découvrit qu'il se trouvait tout juste à une centaine de mètres du Tiretta Bazar, un des nombreux centres de commerce de la zone nord. Il bénit le sort et se dirigea vers l'écheveau compliqué de rues étroites et sinueuses qui composaient le cœur de ce quartier bigarré de Calcutta, en direction de la résidence d'Aryami Bosé.

Il mit dix minutes à parcourir le chemin menant au domicile de la dernière dame de la famille Bosé. Aryami vivait seule dans une antique demeure de style bengali s'élevant derrière l'épaisse végétation qui avait poussé dans la cour des années durant, sans l'intervention de la main de l'homme, et lui conférait l'aspect d'un lieu abandonné et clos. Pourtant, pas un habitant du nord de Calcutta, une zone également connue comme la ville noire, n'aurait osé franchir les limites de cette cour et pénétrer dans le domaine d'Aryami Bosé. Ceux qui la connaissaient l'appréciaient et la respectaient autant qu'ils la craignaient. Il n'y avait pas une âme dans les rues du nord de Calcutta qui, à un moment quelconque de sa vie, n'ait entendu parler d'elle et de sa famille. Chez les gens de l'endroit, sa présence était comparable à celle d'un esprit puissant et invisible.

Peake courut vers le portail aux barreaux noirs en forme de lances qui donnait accès au sentier envahi par les arbustes de la cour et se hâta de gagner les marches de marbre qui menaient à la porte de la demeure. Tenant les enfants d'un seul bras, il frappa du poing à plusieurs reprises, en espérant que le fracas de la tempête ne couvre pas le bruit de son appel.

Le lieutenant cogna ainsi pendant plusieurs minutes, le regard rivé sur les rues désertes derrière lui, hanté par la crainte de voir ses poursuivants apparaître. Quand la porte céda, Peake se trouva face à la flamme d'une chandelle qui l'aveugla, tandis qu'une voix qu'il n'avait pas entendue depuis cinq ans prononçait son nom à voix basse. Se protégeant les yeux de la main, il reconnut le visage impénétrable d'Aryami Bosé.

La femme comprit au premier regard. Elle observa les enfants. Une ombre de douleur se répandit sur ses traits. Peake baissa les yeux.

- Elle est morte, Aryami, murmura-t-il. Elle était déjà morte quand je suis arrivé...

Aryami ferma les yeux et respira profondément. Il vit que la confirmation de ses pires craintes se frayait, comme un jet d'acide, un chemin dans l'âme de la dame.

- Entre, dit-elle finalement en s'effaçant pour le laisser passer et en refermant la porte derrière lui.

Peake se hâta de déposer les enfants sur une table et de les défaire de leurs vêtements mouillés. En silence, Aryami prit des serviettes sèches et les en enveloppa pendant qu'il ravivait le feu pour les réchauffer.

- Ils me suivent, Aryami. Je ne peux pas rester ici.

- Tu es blessé, observa la femme en désignant l'entaille produite par le clou.

- Ce n'est qu'une éraflure superficielle, mentit Peake. Elle ne me fait pas mal.

Elle s'approcha de lui et tendit la main pour caresser son visage ruisselant de sueur.

- Tu l'as toujours aimée...

Il détourna le regard en direction des petits et ne répondit pas.

- Ils auraient pu être tes enfants. Peut-être leur sort aurait-il été meilleur.

- Je dois partir, Aryami, la pressa le lieutenant. Si je reste ici, ils ne s'arrêteront pas avant de m'avoir mis la main dessus.

Ils échangèrent un regard désolé, conscients du destin qui attendait Peake dès qu'il se retrouverait dans la rue. Aryami prit les mains du lieutenant dans les siennes et les serra avec force.

- Je n'ai jamais été bonne avec toi. J'avais peur pour ma fille, pour la vie qui l'attendait auprès d'un officier britannique. Mais je me trompais. Je suppose que tu ne me le pardonneras jamais.

- Ça n'a plus aucune importance. Je dois m'en aller. Maintenant.

Peake s'approcha des enfants qui reposaient à la chaleur du feu pour les contempler une dernière fois. Les bébés le regardèrent avec une curiosité rieuse et des yeux brillants. Après ces quelques minutes de repos, le poids de la fatigue et la douleur lancinante qu'il sentait dans sa jambe s'abattirent sur lui. Il avait épuisé ses forces jusqu'à la dernière goutte pour amener les enfants jusque-là, et à présent il doutait de ses capacités à affronter l'inévitable. Dehors, la pluie continuait de fouetter les broussailles. Il n'y avait pas trace de son poursuivant ni de ses sbires.

- Michael..., dit Aryami dans son dos.

Le jeune homme s'arrêta sans se retourner.

- Elle le savait, mentit Aryami. Elle l'a toujours su, et je suis sûre que, d'une certaine manière, elle répondait à ton amour. Tout cela est ma faute. Ne lui en garde pas rancune.

Peake acquiesça en silence et ferma la porte derrière lui. Il demeura quelques secondes sous la pluie, après quoi, l'âme en paix, il reprit le chemin dans l'autre sens, à la rencontre de ses poursuivants. Il revint jusqu'à l'endroit où il était sorti de l'entrepôt déserté, pour pénétrer de nouveau dans l'ombre du vieux bâtiment, à la recherche d'une cachette où il n'aurait plus qu'à attendre.