Tandis qu'il s'enfonçait dans l'obscurité, l'épuisement et la douleur qu'il ressentait fondirent lentement, laissant place à une sensation enivrante d'abandon et de paix. Ses lèvres esquissèrent une ébauche de sourire. Il n'avait plus désormais aucune raison, aucun espoir, de rester vivant.
Les doigts longs et effilés du gant noir caressèrent la pointe ensanglantée du clou qui sortait du madrier brisé, devant l'entrée du sous-sol de l'entrepôt. Lentement, pendant que ses hommes attendaient en silence derrière elle, la mince silhouette qui dissimulait son visage sous une cagoule noire porta le bout de son index à ses lèvres et lécha la goutte de sang noir et épais comme s'il s'agissait d'une larme de miel. Un instant plus tard, se tournant vers ces hommes qu'elle avait engagés trois ou quatre heures plus tôt pour quelques roupies et contre la promesse d'un nouveau versement à la fin de leur travail, elle désigna l'intérieur du bâtiment. Les trois tueurs s'empressèrent de se glisser dans l'ouverture que Peake avait empruntée un peu plus tôt. L'homme cagoulé sourit dans le noir.
Caché derrière une pile de caisses vides dans les profondeurs du sous-sol, Peake observa les trois silhouettes qui s'introduisaient dans l'entrepôt et, bien qu'il ne puisse voir leur maître, il eut la certitude que celui-ci les attendait de l'autre côté du mur. Il pressentait sa présence. Il sortit son revolver et fit tourner le barillet pour placer une des deux balles en face du canon, étouffant le bruit sous sa veste trempée. Le chemin de la mort ne lui faisait plus peur, mais il n'avait pas l'intention de le parcourir seul.
L'adrénaline qui coulait dans ses veines avait atténué la douleur lancinante de son genou, réduite maintenant à un battement sourd et distant. Surpris lui-même par son calme, Peake sourit de nouveau et demeura immobile dans sa cachette. Il suivit la lente avancée des trois hommes dans les couloirs formés par les étagères vides, jusqu'à ce que ses bourreaux fassent halte à une dizaine de mètres. L'un d'eux leva la main pour leur faire signe de s'arrêter et désigna des empreintes sur le sol. Peake plaça son revolver à la hauteur de sa poitrine, pointé vers eux, et arma la détente.
À un nouveau signal, les trois hommes se séparèrent. Deux d'entre eux contournèrent lentement le couloir qui conduisait à la pile de caisses. Le troisième se dirigea droit sur Peake. Le lieutenant compta mentalement jusqu'à cinq et, d'un coup, fit tomber les caisses sur son agresseur. Celles-ci l'ensevelirent et Peake courut vers l'ouverture par laquelle il était entré.
Un des tueurs à gages jaillit à sa rencontre à l'intersection de deux couloirs, brandissant la lame de son couteau tout près de son visage. L'assassin n'eut pas le temps d'arborer un sourire de victoire que déjà le canon du revolver de Peake était posé sous son menton.
- Lâche ton couteau, cracha le lieutenant.
Face à ces yeux glacés, l'homme obéit. Peake l'attrapa brutalement par les cheveux et, tenant toujours son arme, se retourna vers ses acolytes en se faisant un bouclier du corps de son otage. Les deux autres malfrats approchèrent lentement, aux aguets.
- Lieutenant, épargne-nous cette scène et donne-nous ce que nous cherchons, murmura une voix familière dans son dos. Ces hommes sont d'honnêtes pères de famille.
Peake tourna son regard vers l'homme cagoulé qui souriait à quelques mètres de lui. Un jour, pas si lointain, il avait appris à considérer ce visage comme celui d'un ami. Aujourd'hui, il avait du mal à reconnaître en lui celui de son assassin.
- Je vais faire sauter la cervelle de cet homme, Jawahal.
Son otage, tremblant, ferma les yeux.
L'homme à la cagoule croisa patiemment les mains et émit un léger soupir de lassitude.
- Fais comme il te plaira, lieutenant, mais ce n'est pas ça qui te sortira d'ici.
- Je parle sérieusement, répliqua Peake en enfonçant la pointe du canon sous le menton du malfrat.
- Bien sûr, lieutenant, dit Jawahal d'un ton conciliant. Tire si tu as le courage de tuer un homme de sang-froid et sans la permission de Sa Gracieuse Majesté. Sinon, lâche ton arme et nous pourrons arriver à un accord profitable aux deux parties.
Les deux tueurs armés demeuraient immobiles, prêts à sauter sur lui au premier signe de l'homme à la cagoule. Peake sourit.
- Bien, dit-il. Puisque tu parles d'accord, que penses-tu de celui-là ?
Il expédia son otage au sol et se retourna vers l'homme cagoulé, le revolver levé. L'écho du premier coup de feu se répercuta dans le sous-sol. La main gantée de l'homme à la cagoule émergea du nuage de poudre, paume ouverte. Peake crut voir le projectile écrasé briller dans la pénombre et fondre lentement pour devenir un filet de métal liquide qui glissait entre les doigts effilés, telle une poignée de sable.
- Tu tires mal, lieutenant. Essaye encore, mais cette fois de plus près.
Sans lui donner le temps de bouger un muscle, il prit la main de Peake et porta l'embouchure du canon contre son propre visage, entre les deux yeux.
- Ce n'est pas ce qu'on t'a appris à l'académie militaire ? murmura-t-il.
- Il y a eu un temps où nous étions amis, dit Peake.
Jawahal eut un ricanement méprisant.
- Ce temps est passé, lieutenant.
- Que Dieu me pardonne, implora Peake en appuyant de nouveau sur la détente.
Durant un instant qui lui sembla une éternité, il vit la balle perforer le crâne de Jawahal et lui arracher sa cagoule. Pendant quelques secondes, la lumière traversa la blessure sur ce visage glacé et souriant. Puis l'orifice fumant ouvert par le projectile se referma lentement. Peake sentit son revolver lui glisser des doigts.
Les yeux flamboyants de son vis-à-vis se plantèrent dans les siens et une longue langue noire apparut entre ses lèvres.
- Décidément, tu n'as toujours pas compris, lieutenant ? Où sont les enfants ?
Ce n'était pas une question. C'était un ordre.
Peake, muet, fit non de la tête.
- Comme tu voudras.
Jawahal prit la main de Peake en tenaille. Les os de ses doigts éclatèrent sous la peau. La violence de la douleur le fit tomber à genoux, respiration coupée.
- Où sont les enfants ? répéta Jawahal.
Peake tenta d'articuler quelques mots, mais le feu qui montait du moignon sanglant qui, quelques secondes plus tôt, avait été sa main, avait paralysé sa voix.
- Tu veux dire quelque chose, lieutenant ? murmura Jawahal en s'agenouillant devant lui.
Peake fit signe que oui.
- Bien, bien, dit son ennemi en souriant. Franchement, tes souffrances ne m'amusent pas. Aide-moi à y mettre fin.
- Les enfants sont morts, gémit Peake.
Le lieutenant vit la grimace de dégoût qui se dessinait sur le visage de Jawahal.
- Tu avais bien commencé. Ne gâche pas tout maintenant.
- Ils sont morts, répéta Peake.
Jawahal haussa les épaules et hocha lentement la tête.
- Tu ne me laisses pas le choix. Cependant, avant ton départ, laisse-moi te rappeler que, lorsque la vie de Kylian était entre tes mains, tu as été incapable de la sauver. C'est à cause d'hommes comme toi qu'elle est morte. Mais tous ces hommes ont quitté ce monde. Tu es le dernier. L'avenir m'appartient.
Peake leva un regard suppliant vers Jawahal et vit ses pupilles s'étrécir lentement, jusqu'à devenir de minces fils au milieu de deux sphères dorées. L'homme sourit et, avec une infinie délicatesse, enleva le gant qui couvrait sa main droite.
- Malheureusement, tu ne vivras pas pour le voir. Ne crois pas une seconde que ton acte héroïque aura servi à quelque chose. Tu es un imbécile, lieutenant. Tu m'as toujours donné cette impression et, à l'heure de mourir, tu ne fais que la confirmer. J'espère qu'il y a un enfer pour les imbéciles, Peake, car c'est là que je vais t'expédier.