Il avait l'impression d'avoir parcouru des miles entiers dans le noir, quand la clarté diaphane qui émanait de l'espace ouvert sous la grande coupole de Jheeter's Gate se manifesta au bout de la galerie. Il respira, soulagé, et courut vers la lumière avec la certitude d'avoir échappé au cauchemar du labyrinthe après une interminable pérégrination.
Mais quand il eut finalement atteint la sortie du tunnel et se fut engagé dans l'étroite tranchée qui se prolongeait entre les deux quais parallèles, sa bouffée d'optimisme se révéla éphémère. Tout de suite, le poids d'une nouvelle inquiétude l'écrasa. La gare était déserte, et il ne voyait pas trace des autres membres de la Chowbar Society.
Il se hissa d'un bond sur le quai et parcourut les quelque cinquante mètres qui le séparaient de la tour de l'horloge, en la seule compagnie de l'écho de ses pas et du grondement menaçant de l'orage. Il contourna la tour et s'arrêta au pied du grand cadran aux aiguilles déformées. Il n'avait pas besoin d'horloge pour deviner que le temps fixé par ses camarades pour se retrouver à cet endroit était largement dépassé.
Il s'adossa au mur de briques noircies de la tour et constata que son idée de diviser le groupe en vue d'une plus grande efficacité dans les recherches n'avait pas donné le résultat escompté. La seule différence entre cet instant et celui où il avait passé le seuil de Jheeter's Gate était qu'il se trouvait désormais seul ; après Sheere, il avait perdu tous ses camarades.
La tempête rugit furieusement comme si elle avait déchiré le ciel en deux d'un coup de dents. Il décida de partir à la recherche de ses amis. Que cela lui prenne une semaine ou un mois, peu importait ; au vu des cartes qui lui restaient, c'était le seul jeu possible. Il se dirigea vers le quai central, en direction de l'aile arrière de Jheeter's Gate où se trouvaient les anciens bureaux, les salles d'attente et le petit complexe de bazars, de cafés et de restaurants carbonisés après quelques minutes à peine de vie utile. C'est alors qu'il aperçut la cape brillante étalée au sol à l'intérieur d'une des salles d'attente. Sa mémoire lui affirma que, la dernière fois qu'il était passé là avant d'entrer dans les tunnels, ce morceau d'étoffe satinée n'y était pas. Il pressa le pas et, dans sa marche fiévreuse, ne remarqua pas que quelqu'un le guettait dans l'ombre.
Ben s'agenouilla près de la cape et tendit vers elle une main furtive. Le tissu était imprégné d'un liquide sombre et tiède, dont le contact lui paraissait vaguement familier et lui inspirait une répulsion instinctive. Sous la cape, il devinait les formes de ce qu'il supposa être les morceaux éparpillées d'un objet quelconque. Il sortit sa boîte d'allumettes et s'apprêtait à en gratter une pour examiner sa découverte de plus près, quand il constata que c'était la dernière. Résigné, il la garda pour une meilleure occasion et s'efforça de mieux voir, dans l'idée de recueillir le maximum de détails susceptibles de le mettre sur la piste d'un de ses amis.
- C'est une sacrée expérience, que de contempler ton propre sang répandu, n'est-ce pas, Ben ? dit Jawahal derrière lui. Le sang de ta mère, tout comme moi, ne trouve pas de repos.
Ben sentit le tremblement qui s'emparait de ses mains et se retourna lentement. Jawahal était assis à l'extrémité d'un banc de métal, sinistre roi des ombres sur son trône érigé au milieu des décombres et de la destruction.
- Tu ne me demandes pas où sont tes amis, Ben ? Tu as peut-être peur que la réponse ne soit guère encourageante ?
- Vous me répondriez, si je le faisais ? répliqua le garçon, immobile à côté de la cape ensanglantée.
- Pourquoi pas ? dit Jawahal en souriant.
Ben tenta de ne pas se laisser capter par le regard hypnotique de Jawahal et, surtout, d'écarter de son esprit l'idée absurde que quelqu'un, à l'intérieur de son cerveau, criait pour le convaincre que cette ombre funeste, avec laquelle il parlait dans un décor dérobé à l'enfer, était son père, ou ce qui en restait.
- Tu as des doutes, Ben ? demanda Jawahal, qui paraissait prendre plaisir à la conversation.
- Vous n'êtes pas mon père. Il n'aurait jamais fait de mal à Sheere, lança Ben nerveusement.
- Qui t'a dit que je lui ferai du mal ?
Ben haussa les sourcils. Jawahal tendit sa main gantée et l'imprégna du sang répandu à ses pieds. Puis il porta ses doigts ensanglantés à son visage et en barbouilla ses traits anguleux.
- Une nuit, il y a bien des années, Ben, la femme dont le sang est répandu ici a été ma femme et la mère de mes enfants, dont l'un porte ton nom. C'est curieux de voir comment les souvenirs se transforment parfois en cauchemars. Je la pleure encore. Ça te surprend ? Qui crois-tu être ton père ? Cet homme qui vit dans tes souvenirs ou cette ombre sans vie qui te fait face ? Qu'est-ce qui te fait croire qu'il existe une différence entre les deux ?
- La différence est évidente. Mon père était un homme bon. Vous n'êtes qu'un assassin.
Jawahal baissa la tête et acquiesça lentement. Ben lui tourna le dos.
- Notre temps est compté, dit Jawahal. L'heure est venue d'affronter notre destin. À chacun le sien. Aujourd'hui, nous sommes tous adultes, n'est-ce pas ? Sais-tu ce que signifie mûrir, Ben ? Laisse ton père te l'expliquer. C'est découvrir que tout ce en quoi l'on croyait quand on était jeune est faux et que, en revanche, tout ce qu'on refusait de croire est vrai. Quand penses-tu mûrir, Ben ?
- Je ne crois pas que votre philosophie m'intéresse, rétorqua le garçon avec mépris.
- Le temps se chargera de te la rappeler, mon fils.
Ben se retourna pour jeter à Jawahal un regard de haine.
- Que voulez-vous ?
- Je veux tenir ma promesse, la promesse qui maintient ma flamme en vie.
- Quelle est-elle ? Commettre un crime ? C'est ça, votre dernier fait d'armes avant de partir ?
Jawahal ferma à demi les yeux, d'un air patient.
- La différence entre un crime et un fait d'armes ne dépend que de la perspective de l'observateur, Ben. Ma promesse consiste à trouver un nouveau foyer pour mon âme. Et ce foyer, c'est vous qui me l'offrirez. Mes enfants.
Ben serra les dents et sentit son sang bouillir dans ses tempes.
- Vous n'êtes pas mon père. Et si vous l'avez été un jour, j'en ai honte.
Jawahal sourit paternellement.
- Dans l'existence, il y a deux choses que tu ne peux choisir, Ben. La première, ce sont tes ennemis. La seconde, c'est ta famille. Parfois, la différence entre les uns et l'autre est difficile à mesurer, mais le temps finit par nous enseigner que nos cartes auraient toujours pu être pires. La vie, mon fils, est comme la première partie d'échecs. Au moment où tu commences à comprendre comment on déplace les pièces, tu as déjà perdu.
Ben se précipita subitement sur lui de toute la force de sa rage contenue. Jawahal resta immobile à l'extrémité du banc et, quand le garçon traversa son image, la silhouette s'évanouit dans l'air pour ne plus être qu'une sculpture de fumée. Ben fut précipité à terre, et une vis rouillée qui dépassait de dessous le banc lui entailla le front.
- Une des choses que tu apprendras vite, dit la voix de Jawahal derrière lui, c'est qu'avant de combattre ton ennemi tu dois savoir comment il pense.
Ben essuya le sang qui coulait sur son visage et se retourna en cherchant cette voix dans l'ombre. La silhouette de Jawahal se découpait clairement, assise à l'autre extrémité du même banc. Pendant quelques secondes, le garçon eut la déconcertante sensation d'avoir tenté de traverser un mirage, victime d'un tour de passe-passe relevant d'une géométrie byzantine.
- Il ne faut pas se fier aux apparences, dit Jawahal. Tu devrais l'avoir compris dans les tunnels. Quand j'ai dessiné ce lieu, j'ai gardé en réserve diverses surprises que je suis seul à connaître. Tu aimes les mathématiques, Ben ? Les mathématiques sont la religion de ceux qui ont un cerveau, c'est pour cela que leurs adeptes sont si peu nombreux. C'est dommage que ni toi ni tes gentils camarades ne ressortirez jamais d'ici, car tu aurais pu révéler au monde quelques-uns des mystères que dissimule cette architecture. Avec un peu de chance, tu obtiendrais en retour les mêmes sarcasmes, la même jalousie et le même mépris que j'ai collectionnés quand je les ai inventés.