Peake ferma les yeux. Il entendit le sifflement du feu à quelques centimètres de son visage. Puis, après un instant interminable, il sentit des doigts brûlants serrer sa gorge et faucher son dernier souffle de vie. Pendant ce temps, au loin, retentissait le bruit du train maudit et les voix d'outre-tombe de centaines d'enfants hurlant dans les flammes. Et tout de suite après, le noir.
Aryami Bosé parcourut la demeure et éteignit une à une les chandelles qui éclairaient son sanctuaire. Elle ne laissa que la timide lueur du feu qui projetait des halos fugaces sur les murs nus. Les enfants dormaient à la chaleur des braises. Seuls le crépitement de la pluie et les craquements du bois dans le foyer rompaient le silence sépulcral qui régnait dans la maison. Des larmes silencieuses glissèrent sur son visage et tombèrent sur sa tunique dorée pendant qu'elle prenait dans ses mains tremblantes le portrait de sa fille Kylian parmi les objets qu'elle conservait pieusement dans un petit coffre de bronze et d'ivoire.
Un vieux photographe ambulant venu de Bombay avait pris cette image quelque temps avant le mariage, sans accepter aucun paiement. Elle montrait Kylian telle qu'Aryami se la rappelait, nimbée de cette extraordinaire luminosité qui émanait d'elle et émerveillait tous ceux qui la connaissaient, de la même manière qu'elle avait ensorcelé l'œil expert du portraitiste qui lui avait donné ce surnom, ancré dans la mémoire de tous : la princesse de lumière.
Naturellement, Kylian n'avait jamais été une véritable princesse, et elle n'avait eu d'autre royaume que celui des rues qui l'avaient vue grandir. Le jour où, dans le carrosse blanc qui l'emportait, la princesse de la ville noire avait quitté la demeure des Bosé pour vivre avec son mari, les gens du Machuabazaar lui avaient dit adieu les larmes aux yeux. Elle était encore presque une enfant quand le destin l'avait emportée ; il ne l'avait jamais rendue.
Aryami s'assit près des bébés devant le feu et serra la vieille photo contre son sein. La tempête rugit de nouveau, et elle domina sa colère pour décider de ce qu'elle devait faire. Le poursuivant du lieutenant Peake ne se contenterait pas de sa mort. Le courage du jeune homme lui avait ménagé quelques précieuses minutes qu'elle ne pouvait gaspiller sous aucun prétexte, pas même celui de pleurer sa fille. L'expérience lui avait enseigné que l'avenir lui réservait plus de temps qu'il n'était nécessaire pour se lamenter sur les erreurs commises dans le passé.
Elle remit la photo dans le coffre et prit la médaille qu'elle avait fait fondre pour Kylian des années plus tôt, un bijou que celle-ci n'avait jamais porté. Elle était composée de deux cercles d'or, un soleil et une lune, qui s'emboîtaient l'un dans l'autre pour former une seule pièce. Elle appuya sur le centre de la médaille et les deux parties se séparèrent. Aryami enfila chaque moitié sur une chaîne en or ; puis elle glissa une chaîne autour du cou de chacun des enfants.
Ce faisant, elle réfléchissait en silence aux décisions qu'elle devait prendre. Une seule voie paraissait assurer leur survie : les séparer, les éloigner l'un de l'autre, effacer leur passé et cacher leur identité au monde et à eux-mêmes, pour douloureux que cela puisse être. Il n'était pas possible de les garder ensemble sans, tôt ou tard, se trahir. C'était un risque qu'elle ne pouvait à aucun prix assumer. Et il était impératif de résoudre le dilemme avant le lever du jour.
Aryami prit les deux bébés dans ses bras et les embrassa doucement sur le front. Les petites mains caressèrent son visage et leurs doigts minuscules touchèrent les larmes qui couvraient ses joues pendant que leurs yeux rieurs l'observaient sans comprendre. Elle les serra encore dans ses bras et les recoucha dans le berceau qu'elle avait improvisé pour eux.
Dès qu'elle les eut reposés, elle alluma une chandelle et prit une plume et une feuille de papier. L'avenir de ses petits-enfants était désormais entre ses mains. Elle prit une profonde inspiration et commença d'écrire. Au loin, la pluie faiblissait et les bruits de la tempête s'éloignaient vers le nord, étendant sur Calcutta un infini manteau d'étoiles.
À cinquante ans, Thomas Carter croyait que la ville de Calcutta, qui avait été son foyer dans les trente-deux dernières années de sa vie, ne pouvait plus lui réserver de surprises.
Au matin de ce jour de mai 1916, après l'une des plus furieuses tempêtes dont il eût souvenir en dehors de la période de la mousson, la surprise arriva aux portes de l'orphelinat St. Patrick's sous la forme d'un panier avec un bébé et une lettre scellée à la cire destinée à être lue de lui seul.
À vrai dire, c'était une double surprise. D'abord, personne dans Calcutta ne se donnait la peine d'abandonner un enfant aux portes d'un orphelinat : il y avait assez d'impasses, de décharges, de puits dans toute la ville pour le faire plus commodément. Ensuite, personne n'écrivait de missives de présentation comme celle-là, signés et dûment adressés à sa personne.
Carter examina ses lunettes à contre-jour, souffla de la buée sur les verres pour faciliter leur nettoyage avec un mouchoir en coton cru et usé qu'il réservait pour cet usage au moins vingt-cinq fois par jour, et trente-cinq pendant les mois d'été.
L'enfant reposait en bas, dans le dortoir de Vendela, l'infirmière en chef, sous sa surveillance attentive. Il avait été ausculté par le docteur Woodward, arraché à son sommeil peu avant l'aube, auquel ils n'avaient donné aucune autre indication que celle de bien vouloir faire son devoir hippocratique.
L'enfant était en bonne santé. Il montrait certains signes de déshydratation, mais ne semblait affecté d'aucune des fièvres de l'ample nomenclature qui fauchait la vie de milliers de bébés comme lui et leur déniait le droit d'atteindre l'âge nécessaire pour apprendre à prononcer le nom de leur mère. Ne l'accompagnaient, en tout et pour tout, qu'une médaille en or en forme de soleil, que Carter tenait dans ses doigts, et cette lettre. Une lettre qui, s'il fallait la tenir pour authentique - et il n'avait aucune raison d'en douter -, le mettait dans une situation bien embarrassante.
Cher monsieur Carter,
Je me vois dans l'obligation de solliciter votre aide dans de bien pénibles circonstances, en faisant appel à l'amitié qui, je le sais, vous a lié à mon défunt mari durant plus de dix ans. Pendant tout ce temps, mon époux n'a jamais tari d'éloges à propos de votre honnêteté et de l'extraordinaire confiance que vous lui avez toujours inspirée. C'est pour cela qu'aujourd'hui je vous prie d'accéder à ma demande, pour étrange qu'elle puisse vous paraître, avec la plus grande urgence et, si possible, la plus totale discrétion.
L'enfant que je me vois obligée de vous remettre a perdu ses parents sous les coups d'un assassin qui a juré de les tuer non seulement tous les deux, mais aussi leur descendance. Je ne peux ni ne crois opportun de vous révéler les motifs qui l'ont conduit à commettre un tel acte. Je me bornerai à vous préciser que le séjour de l'enfant doit être gardé secret et que, sous aucun prétexte, vous ne devez en faire part à la police ou aux autorités britanniques, car l'assassin dispose dans ces deux administrations de relations qui ne tarderaient pas à le conduire jusqu'à lui.
Pour des raisons évidentes, je ne peux élever l'enfant sans l'exposer au même sort que celui de ses parents. C'est pourquoi je vous prie de le prendre en charge, de lui donner un nom et de l'élever dans les principes pleins de droiture de votre institution pour faire de lui, demain, une personne aussi honorable et aussi honnête que l'ont été ses parents.