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À chaque pas que faisait Ben en direction de la locomotive, le train prenait davantage de vitesse dans sa course infernale à travers les tunnels. La vibration qui secouait le métal le faisait tituber dans sa marche parmi les décombres derrière la traînée lumineuse des empreintes laissées par Jawahal. Il parvint à gagner la plate-forme suivante et se cramponna à la barre qui servait de garde-fou, pendant que le train enfilait une courbe en forme de demi-lune et plongeait dans une descente qui conduisait dans les entrailles de la terre. Puis, avec une nouvelle secousse, la locomotive accéléra encore et la boule de feu disparut dans l'obscurité. Ben se redressa et courut de nouveau sur les traces de Jawahal, tandis que les roues arrachaient aux rails des gerbes de métal en fusion comme le font les lames de patin sur la glace.

Il sentit une explosion sous ses pieds. Aussitôt, d'épaisses langues de feu enveloppèrent tout le squelette du train et firent voler en morceaux les fragments de bois carbonisé qui adhéraient encore à l'armature. Les dents de verre, qui entouraient les fenêtres sans vitres comme des crocs sortant de la gueule d'une bête mécanique, éclatèrent. Ben se jeta à plat ventre pour éviter la tempête d'éclats de verre qui vinrent frapper les parois du tunnel comme des éclaboussures de sang après un tir à bout portant.

Quand il put se relever, il distingua au loin la silhouette de Jawahal qui avançait entre les flammes, et il comprit qu'il était tout près de la machine. Jawahal se retourna. Ben, malgré les explosions de gaz qui formaient des anneaux de feu bleu et traversaient le train en traçant une folle tornade de poudre enflammée, aperçut son sourire meurtrier.

- Viens à moi ! entendit-il dans sa tête.

Le visage de Sheere brilla dans sa mémoire et il entreprit lentement le trajet qui lui restait à parcourir pour arriver au premier wagon. En passant sur la plate-forme extérieure, il sentit une bouffée d'air frais : le train devait être sur le point de quitter les tunnels et se dirigeait, toujours plus vite, vers la gare centrale de Jheeter's Gate.

Ian n'arrêta pas de parler à Sheere pendant tout le trajet du retour. Il savait que si elle se laissait aller au sommeil, elle vivrait tout juste le temps de revoir la lumière qui existait au-delà des tunnels. Michael et Roshan l'aidaient à la porter, mais aucun des deux ne parvenait à lui arracher une syllabe. Ian, ensevelissant au plus profond de son âme le sentiment qui le rongeait intérieurement, racontait des anecdotes absurdes et tout ce qui lui passait par la tête, prêt, si besoin, à aller chercher jusqu'au dernier mot qui restait dans son esprit pour la maintenir éveillée. Sheere l'écoutait et acquiesçait vaguement.

- Où est Ben ? demanda-t-elle.

Michael regarda Ian. Celui-ci eut un large sourire.

- Ben est sauf, Sheere, répondit-il calmement. Il est allé chercher un médecin, ce que, vu les circonstances, je trouve insultant. Puisque le médecin, c'est moi. Ou ça le sera un jour. Tu parles d'un ami ! En voilà une manière de m'encourager ! À la première occasion, il ne trouve rien de mieux que de disparaître en quête d'un docteur. Heureusement que les médecins comme moi ne courent pas les rues. On naît médecin, et c'est tout. C'est pour ça que je sais, d'instinct, que tu vas guérir. À une condition : ne t'endors pas. Tu ne dors pas, hein ? Tu n'as pas le droit de dormir maintenant ! Ta grand-mère t'attend à deux cents mètres d'ici et je suis incapable de lui expliquer ce qui s'est passé. Si je le fais, elle me balancera dans le Hooghly et je dois prendre un bateau dans quelques heures. Donc, reste éveillée et aide-moi pour ta grand-mère. D'accord ? dis quelque chose.

Sheere commença à haleter pesamment. Le visage de Ian perdit toute couleur et le garçon la secoua. Elle ouvrit de nouveau les yeux.

- Où est Jawahal ? demanda-t-elle.

- Il est mort, mentit Ian.

- Comment est-il mort ? parvint à articuler Sheere.

Ian hésita une seconde.

- Il est tombé sous les roues du train. On n'a rien pu faire.

Sheere esquissa un sourire.

- Tu ne sais pas mentir, Ian, murmura-t-elle en luttant pour prononcer chaque mot.

Ian sentit qu'il ne pourrait pas continuer beaucoup plus longtemps à jouer la comédie.

- Le menteur du groupe, c'est Ben ! s'exclama-t-il. Moi, je dis toujours la vérité. Jawahal est mort.

Sheere referma les yeux, et Ian fit signe à Michael et à Roshan de se hâter. Une demi-minute plus tard, la lumière de la fin du tunnel éclaira leurs visages et la colonne de l'horloge de la gare se dessina au loin. Quand ils y arrivèrent, ils virent Siraj, Isobel et Seth qui les attendaient. Les premières lueurs de l'aube formaient une ligne écarlate sur l'horizon, au-delà des grandes arcades de Jheeter's Gate.

Ben s'arrêta devant l'entrée du premier wagon et posa les mains sur la poignée qui en assurait la fermeture. Elle était brûlante. Il la tourna lentement tandis que le métal lui mordait cruellement la peau. Un nuage de vapeur jaillit de l'intérieur. Il poussa la porte d'un coup de pied. Jawahal, immobile dans une dense masse de vapeur sortant des chaudières, le contemplait silencieusement. Ben observa la machinerie diabolique qui se dressait près de lui et identifia, gravé dans le métal, le symbole d'un oiseau montant au milieu des flammes. La main de Jawahal était posée sur la plaque palpitante de la chaudière et semblait absorber la force qui y brûlait. Ben examina l'enchevêtrement de tuyaux, valves et réservoirs de gaz qui vibrait près d'eux.

- Dans une autre vie, j'ai été inventeur, mon garçon, déclara Jawahal. Mes doigts et mon esprit pouvaient créer. Aujourd'hui, ils ne servent qu'à détruire. Voici mon âme, Ben. Approche, et regarde battre le cœur de ton père. C'est moi qui l'ai construit. Sais-tu pourquoi je l'ai appelé l'Oiseau de Feu ?

Ben, les yeux fixés sur Jawahal, ne répondit pas.

- Il y a des milliers d'années existait une ville maudite, presque autant que Calcutta. Son nom était Carthage. Lorsqu'elle a été conquise par les Romains, la haine que ceux-ci portaient aux Phéniciens était telle qu'il ne leur a pas suffi de la raser et d'exterminer ses femmes, ses hommes et ses enfants. Ils ont voulu en détruire chaque pierre et la réduire en poussière. Mais ce n'était pas encore assez pour assouvir leur haine. C'est pourquoi Scipion Emilien, le général qui commandait leur armée, a ordonné à ses soldats de répandre du sel jusque dans le moindre recoin de cette ville, pour que jamais ne puisse renaître un seul signe de vie sur ce sol maudit.

- Pourquoi me racontez-vous tout ça ? demanda Ben, qui sentait la sueur ruisseler de tout son corps et sécher presque immédiatement dans la chaleur asphyxiante que dégageaient les chaudières.

- Cette ville a été le siège d'une divinité, Didon, une princesse qui a livré son corps au feu pour apaiser la colère des dieux et se purifier de ses péchés. Mais elle est revenue et s'est transformée en déesse. Tel est le pouvoir du feu. Comme le phénix, un puissant oiseau de feu qui sème les flammes dans son vol.

Jawahal caressa la machinerie de sa création porteuse de mort et sourit.

- Moi aussi, j'ai pu renaître de mes cendres et, comme Scipion Émilien, je suis revenu pour semer le feu dans le sang de ma descendance et effacer à jamais celle-ci.

- Vous êtes fou. Surtout si vous croyez que vous pourrez entrer en moi pour rester vivant.

- Qui sont les fous ? Ceux qui voient l'horreur dans le cœur de leurs semblables et cherchent la paix, quel qu'en soit le prix ? Ou ceux qui feignent de ne pas voir ce qui se passe autour d'eux ? Le monde, Ben, est fait de fous ou d'hypocrites. Il n'existe d'autres races sur la surface de la terre que ces deux-là. On doit en choisir une.

Ben contempla longuement cet homme et, pour la première fois, il crut voir en lui l'ombre de celui qui, un jour, avait été son père.