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- Et, toi, père, laquelle as-tu choisie ? Laquelle as-tu choisie en revenant semer la mort parmi ceux qui t'aimaient ? As-tu oublié tes propres paroles ? As-tu oublié le récit que tu as écrit sur les larmes de cet homme qui se sont transformées en glace quand il s'est aperçu, en revenant dans son foyer, que tous s'étaient vendus à ce sorcier itinérant ? Tu peux prendre ma vie, comme tu l'as fait avec tous ceux qui se sont mis sur ton chemin. Je ne crois pas que cela fasse pour toi une grande différence. Mais avant, dis-moi bien en face que tu n'as pas vendu, toi aussi, ton âme à ce sorcier. Dis-le-moi, la main sur ce cœur de feu où tu te caches, et je te suivrai jusqu'au fond de l'enfer.

Jawahal laissa tomber lourdement ses paupières et acquiesça avec lenteur. Une lente transformation parut s'effectuer sur son visage. Défait et abattu, son regard pâlit au milieu des vapeurs brûlantes. Le regard d'un grand fauve blessé qui se retire pour mourir dans l'ombre. Cette vision, cette soudaine image de vulnérabilité que Ben entraperçut pendant quelques secondes à peine, lui parut plus violente et plus terrifiante que toutes les précédentes apparitions de ce spectre tourmenté. Car dans cette vision, dans ce visage consumé par la douleur et le feu, Ben ne pouvait plus reconnaître un esprit assassin, mais seulement le triste reflet de son père.

Pendant un instant, tous deux s'observèrent comme de vieilles connaissances perdues dans la brume du temps.

- Je ne sais plus si j'ai écrit cette histoire ou si c'est un autre homme qui l'a fait, Ben, dit finalement Jawahal. Je ne sais plus si mes souvenirs sont miens ou si je les ai rêvés. Je ne sais plus si c'est moi qui ai commis mes crimes ou si ce sont d'autres mains que les miennes. Quelle que soit la réponse à ces questions, je sais que je ne pourrai plus jamais écrire une histoire comme celle que tu évoques, ni parvenir à en comprendre le sens. Je n'ai pas d'avenir, Ben. Ni aucune vie. Ce que tu vois n'est que l'ombre d'une âme morte. Je ne suis rien. L'homme que j'ai été, ton père, est mort depuis très longtemps, et il a emporté avec lui tout ce que je pourrais rêver. Si tu ne me donnes pas ton âme afin que je vive en elle pour l'éternité, alors, donne-moi au moins la paix. Car, maintenant, toi seul peux me rendre la liberté. Tu es venu pour tuer quelqu'un qui est déjà mort, Ben. Tiens ta parole, ou alors unis-toi à moi dans les ténèbres...

À ce moment, le train émergea du tunnel et fila à pleine vitesse sur la voie centrale de Jheeter's Gate, projetant ses nappes de flammes qui s'élevaient jusqu'au ciel. La locomotive franchit le seuil des grandes arcades de la structure métallique et continua sur les rails qui traçaient un chemin sculpté dans la lumière de l'aube naissante.

Jawahal ouvrit les yeux. Ben y reconnut l'horreur et la profonde solitude qui emprisonnaient cette âme maudite.

Tandis que le train parcourait les derniers mètres qui le séparaient du pont disparu, Ben chercha dans sa poche la boîte qui contenait sa dernière allumette. Jawahal plongea la main dans la chaudière à gaz et un jet d'oxygène pur l'enveloppa dans un tourbillon de vapeur. Son spectre se fondit lentement dans la machinerie qui hébergeait son âme, et le gaz transforma sa silhouette en un mirage de cendres. Ses yeux jetèrent un dernier regard, où Ben crut discerner l'éclat d'une larme solitaire glissant sur son visage.

- Libère-moi, Ben, murmura la voix dans son esprit. Maintenant ou jamais.

Le garçon tira l'allumette de la boîte et la gratta.

- Adieu, père, dit-il.

Lahawaj Chandra Chatterghee baissa la tête et Ben lança l'allumette enflammée à ses pieds.

- Adieu, Ben.

À cet instant, fugacement, le garçon perçut près de lui la présence d'un visage entouré d'un voile de lumière. Pendant que les flammes couraient tel un fleuve de poudre jusqu'à son père, ces deux yeux profonds et tristes le contemplèrent pour la dernière fois. Ben pensa que son esprit lui jouait un tour quand il reconnut en eux le même regard blessé que celui de Sheere. Puis la forme de la princesse de lumière fut submergée pour toujours par les flammes, la main levée et un faible sourire aux lèvres, sans que Ben puisse vraiment savoir qui était celle qu'il avait vue disparaître dans le feu.

L'explosion envoya son corps à l'autre extrémité du wagon, comme l'aurait fait une trombe d'eau invisible, et le projeta à l'extérieur du train en flamme. En tombant, il roula dans les broussailles qui avaient poussé le long des rails du pont. Le train poursuivit sa course mortelle sur la voie qui finissait dans le vide. Quelques secondes plus tard, le wagon où se trouvait son père explosa de nouveau avec une telle force que les poutrelles métalliques qui subsistaient du pont écroulé volèrent jusqu'au ciel. Une colonne de flammes monta vers les nuages de l'orage, dessinant un faisceau d'éclairs, et déchira le ciel comme un miroir lumineux.

Le train rencontra le vide. Le serpent d'acier et de flammes fut précipité dans les eaux noires du Hooghly. Une dernière explosion assourdissante ébranla le ciel au-dessus de Calcutta et fit trembler le sol.

L'ultime souffle de l'Oiseau de Feu s'éteignit, emportant avec lui pour toujours l'âme de Lahawaj Chandra Chatterghee, son créateur.

Ben s'arrêta et tomba à genoux entre les rails pendant que ses amis couraient vers lui depuis le seuil de Jheeter's Gate. Au-dessus d'eux, des centaines de petites larmes blanches pleuvaient depuis le ciel. Ben les sentit sur son visage. Il neigeait.

Les membres de la Chowbar Society se réunirent pour la dernière fois, en cette aube de mai 1932, près du pont disparu aux rives du fleuve Hooghly, face aux ruines de Jheeter's Gate. La neige réveilla la ville de Calcutta, où personne n'avait jamais vu ce manteau blanc qui commença de recouvrir les coupoles des vieux palais, les ruelles et l'immensité du Maidan.

Pendant que les habitants sortaient dans les rues pour admirer ce miracle qui ne se reproduirait jamais, les membres de la Chowbar Society se retirèrent jusqu'aux ruines du pont et laissèrent le frère et la sœur seuls, Sheere dans les bras de Ben. Ils avaient tous survécu aux événements de la nuit. Ils avaient vu le train en flammes se précipiter dans le vide et une explosion de feu monter au ciel pour aller déchirer la tempête comme la lame d'un couteau de l'enfer. Ils savaient qu'ils ne reparleraient probablement jamais des événements de la nuit et que, s'ils le faisaient, personne ne les croirait. Pourtant, ce matin-là, ils comprirent tous qu'ils n'avaient été que des invités, des passagers occasionnels de ce train venu du passé. Peu après, ils contemplèrent en silence Ben qui étreignait sa sœur sous la neige. Lentement, le jour chassait les ténèbres de cette nuit interminable.

Sheere sentit le contact froid de la neige sur ses joues et ouvrit les yeux. Son frère la soutenait et lui caressait doucement le visage.

- Qu'est-ce que c'est, Ben ?

- C'est la neige. Il neige sur Calcutta.

Le visage de la jeune fille s'éclaira un instant.

- Je t'ai déjà parlé de mon rêve ?

- Voir neiger sur Londres. Je me souviens. L'année prochaine, nous irons là-bas ensemble. Nous rendrons visite à Ian pendant ses études de médecine. Il neigera tous les jours. Je te le promets.

- Tu te rappelles le conte de notre père, Ben ? Celui que je vous ai raconté la nuit où nous étions au Palais de Minuit ?

Ben fit signe que oui.

- Ce sont les larmes de Shiva, Ben, murmura Sheere laborieusement. Elles fondront quand le soleil sortira, et plus jamais elles ne tomberont sur Calcutta.

Ben souleva doucement sa sœur et lui sourit. Les profonds yeux perlés de Sheere le fixaient.

- Je vais mourir, n'est-ce pas ?

- Non. Tu ne mourras pas avant des années. Ta ligne de vie est très longue. Tu vois ?