Je suis consciente que l'enfant ne pourra jamais connaître son passé, mais il est d'une importance vitale qu'il en soit ainsi.
Je ne dispose pas de beaucoup de temps pour vous donner d'autres détails et je me vois de nouveau dans l'obligation, pour légitimer ma requête, de vous rappeler la confiance et l'amitié que vous avez manifestées envers mon mari.
Je vous prie instamment de détruire cette lettre après l'avoir lue, de même que toute indication qui pourrait trahir le lieu où se trouve l'enfant. Je regrette de ne pouvoir effectuer cette demande en personne, mais la gravité de la situation m'en empêche.
Avec la confiance que vous saurez prendre la décision appropriée, recevez mon éternelle gratitude.
Aryami Bosé
Des coups discrets à sa porte l'arrachèrent à sa lecture. Il ôta ses lunettes, plia soigneusement la lettre et la rangea dans un tiroir de son bureau, qu'il ferma à clef.
- Entrez.
Vendela, l'infirmière en chef de St. Patrick's, apparut sur le seuil, arborant son éternel visage sévère et professionnel. Son expression n'augurait rien de bon.
- Un monsieur désire vous voir, dit-elle.
Carter fronça les sourcils.
- À quel sujet ?
- Il n'a pas voulu me donner de détails, répondit l'infirmière.
Mais son ton suggérait clairement que, même s'il en avait donné, elle flairait instinctivement qu'ils auraient été suspects.
Après une pause, elle entra dans la pièce et ferma la porte derrière elle.
- Je crois qu'il s'agit du bébé, poursuivit-elle, non sans inquiétude. Je ne lui ai rien dit.
- A-t-il parlé à quelqu'un d'autre ?
Vendela hocha négativement la tête. Carter acquiesça et glissa la clef de son bureau dans la poche de son pantalon.
- Je peux lui dire que vous êtes absent pour le moment.
Il considéra cette éventualité pendant un instant et décida que, si les soupçons de Vendela étaient fondés (et elle se trompait rarement), cela ne ferait que renforcer l'impression que St. Patrick's avait quelque chose à cacher. La décision s'imposa d'elle-même.
- Non. Je vais le recevoir. Faites-le entrer et assurez-vous qu'aucun membre du personnel n'entre en contact avec lui. Discrétion absolue sur cette affaire. D'accord ?
- Compris.
Carter écouta les pas de Vendela s'éloigner dans le couloir, pendant qu'il nettoyait de nouveau les verres de ses lunettes. La pluie continuait de frapper les vitres de sa fenêtre sans aucun respect pour sa personne.
L'homme portait une longue cape noire et sa tête était coiffée d'un turban orné d'un médaillon sombre en forme de serpent. Ses gestes étudiés suggéraient un commerçant prospère du nord de Calcutta et ses traits paraissaient vaguement indiens, mais sa peau avait une pâleur maladive, celle de quelqu'un qui ne s'expose jamais aux rayons du soleil. Le métissage des races, consécutif à la fondation de Calcutta, avait mélangé dans ses rues Bengalis, Arméniens, Juifs, Anglo-Saxons, Chinois, Musulmans et d'innombrables groupes arrivés jusqu'au pays de Kali en quête de fortune ou de refuge. Ce visage pouvait appartenir à n'importe laquelle de ces ethnies aussi bien qu'à aucune.
Carter sentit derrière lui les yeux pénétrants qui l'inspectaient soigneusement pendant qu'il servait les deux tasses de thé sur le plateau que Vendela avait apporté.
- Asseyez-vous, je vous en prie, dit-il aimablement à l'inconnu. Un morceau de sucre ?
- Je ferai comme vous.
L'inconnu parlait sans accent et sa voix était totalement inexpressive. Carter avala sa salive, plaqua un sourire cordial sur ses lèvres et lui tendit la tasse de thé. Des doigts enfermés dans un gant noir, longs et effilés comme des griffes, se refermèrent sans hésitation sur la porcelaine brûlante. Carter s'installa dans son fauteuil et tourna la cuillère dans sa tasse pour faire fondre le sucre.
- Je suis désolé de venir vous importuner dans un moment pareil, monsieur Carter. J'imagine que vous devez avoir beaucoup à faire, aussi je serai bref, affirma l'homme.
Carter acquiesça poliment.
- Quel est le motif de votre visite, monsieur... ?
- Mon nom est Jawahal, monsieur Carter. Je serai très franc. Peut-être ma question vous paraîtra-t-elle étrange, mais avez-vous trouvé un enfant, un bébé de quelques jours à peine, la nuit dernière ou aujourd'hui ?
Carter fronça les sourcils et imprima à son visage l'expression de la plus vive surprise. En se gardant bien d'en faire trop.
- Un enfant ? Je crois que je ne comprends pas.
L'homme qui affirmait se nommer Jawahal eut un large sourire.
- Vous allez voir. Je ne sais par où commencer. Il s'agit d'une histoire plutôt embarrassante. Je fais confiance à votre discrétion, monsieur Carter.
- Comptez sur elle, monsieur Jawahal, assura Carter en sirotant une gorgée de thé.
L'homme, qui n'avait pas goûté à sa tasse, se détendit et s'apprêta à préciser les raisons de sa demande.
- Je possède un important commerce de textiles dans le nord de la ville. Je suis ce qu'on pourrait appeler un homme jouissant d'une bonne position. Certains me disent riche, et ils n'ont pas tort. J'ai de nombreuses familles à ma charge et je m'honore de les traiter et de les aider aussi bien que possible.
- Nous faisons tous ce que nous pouvons, les choses étant ce qu'elles sont, répondit Carter sans écarter son regard de ces yeux noirs et insondables.
- Naturellement. Le motif qui m'a conduit dans votre honorable institution est une affaire pénible pour laquelle je voudrais trouver une solution rapide. Voici une semaine, une fille qui travaille dans un de mes ateliers a donné naissance à un enfant. Le père du bébé est, à ce qu'il paraît, un gueux plus ou moins anglais qui la fréquentait et dont le domicile, depuis qu'il a eu connaissance de l'état de la fille, est inconnu. Apparemment, la famille de la jeune fille est de Delhi : ce sont des musulmans très stricts qui n'étaient au courant de rien.
Carter hocha gravement la tête en signe de commisération.
- Il y a de cela deux jours, poursuivit Jawahal, j'ai appris par un contremaître que la fille, dans un accès de folie, s'était enfuie de la maison où elle vivait avec des membres de sa famille, dans l'idée, semble-t-il, de vendre l'enfant. Ne la jugez pas mal, c'est une jeune personne exemplaire, mais la pression exercée sur elle l'a débordée. Vous ne vous en étonnerez pas. Ce pays est comme le vôtre, monsieur Carter, peu tolérant envers les faiblesses humaines.
- Et vous croyez que l'enfant pourrait être ici, monsieur Jahawal ? demanda Carter, tentant de revenir au vif du sujet.
- Jawahal, corrigea le visiteur. Vous allez voir. Ce que je peux dire, c'est qu'en apprenant les faits je me suis senti en quelque sorte responsable. Après tout, la fille travaillait chez moi. En compagnie de contremaîtres de confiance, j'ai parcouru la ville. Nous avons découvert que la jeune personne avait vendu l'enfant à un méprisable criminel qui fait commerce de ces pauvres petits pour la mendicité. Une triste réalité, hélas quotidienne. Nous l'avons trouvé mais, dans des circonstances qu'il serait trop long de détailler ici, il a réussi à nous échapper au dernier moment. Cela s'est passé aux abords immédiats de cet orphelinat. J'ai quelques raisons de penser que, par peur de ce qui pouvait lui arriver, l'individu a abandonné l'enfant dans les parages.
- Je comprends. Avez-vous porté l'affaire à la connaissance des autorités locales, monsieur Jawahal ? Le trafic d'enfants est durement réprimé, vous le savez.
L'inconnu croisa les mains et poussa un léger soupir.
- J'étais sûr de pouvoir régler la question sans en arriver à cette extrémité. Franchement, si je le faisais, j'impliquerais la jeune personne, et l'enfant resterait sans père ni mère.