Carter pesa soigneusement l'histoire de l'inconnu et acquiesça lentement et à plusieurs reprises en signe de compréhension. Il ne croyait pas un mot de tout le récit.
- Je regrette de ne pouvoir vous aider, monsieur Jawahal. Malheureusement, nous n'avons trouvé aucun enfant et nous n'avons aucune information à ce sujet. Quoi qu'il en soit, si vous voulez bien me laisser vos coordonnées, je prendrai contact avec vous au cas où quelque nouvelle nous parvenait. Néanmoins, je crains de devoir alors informer les autorités du fait qu'un bébé a été déposé dans cet hôpital. C'est la loi, et je ne peux l'ignorer.
L'homme contempla Carter en silence pendant quelques secondes sans ciller. Carter soutint son regard sans modifier d'un iota son sourire, bien qu'il sente son estomac se serrer et son pouls s'accélérer comme s'il s'était trouvé face à un serpent. Finalement, l'inconnu sourit cordialement et désigna la silhouette du Raj Bhawan, le siège du gouvernement britannique, aux allures de palais, qui se dressait au loin sous la pluie.
- Vous autres Britanniques, vous êtes admirablement respectueux de la loi, et cela vous honore. N'est-ce pas Lord Wellesley qui a décidé, en 1799, de transporter le gouvernement dans cette magnifique enclave pour donner une envergure nouvelle à sa loi ? Ou est-ce en 1800 ?
- Je crains de ne pas être un fin connaisseur de l'histoire locale, fit remarquer Carter, déconcerté par le tour extravagant que Jawahal avait donné à la conversation.
Le visiteur fronça les sourcils en signe d'aimable et pacifique désapprobation d'un tel aveu d'ignorance.
- Calcutta, avec à peine deux cent cinquante ans d'existence, est une ville si dépourvue d'histoire que la moindre des choses que nous puissions faire pour elle est de la connaître, monsieur Carter. Pour revenir à la question, je dirais que c'est en 1799. Savez-vous la raison du déménagement ? Le gouverneur Wellesley a décrété que l'Inde devait être dirigée depuis un palais et non depuis un immeuble de comptables, avec les idées d'un prince et non celles d'un négociant en épices. Toute une vision, à mon avis.
- Sans doute, confirma Carter en se levant avec l'intention de congédier l'étrange visiteur.
- Mais, tout de même, dans un empire où la décadence est un art et Calcutta son meilleur musée, ajouta Jawahal.
Carter acquiesça vaguement sans très bien savoir à quoi.
- Je suis désolé de vous avoir fait perdre votre temps, monsieur Carter, conclut Jawahal.
- Ne croyez pas cela. Je regrette seulement de ne pouvoir mieux vous aider. Dans des cas pareils, nous devons tous faire le maximum.
- C'est bien vrai, confirma Jawahal en se levant à son tour. Je vous remercie encore de votre amabilité. Je voudrais juste vous poser encore une question.
- Je vous répondrai bien volontiers, répliqua Carter en priant intérieurement pour être enfin débarrassé de la présence de cet individu.
Jawahal sourit malicieusement, comme s'il avait lu dans ses pensées.
- Jusqu'à quel âge les enfants que vous recueillez restent-ils chez vous, monsieur Carter ?
Carter ne put dissimuler son étonnement devant la question.
- J'espère ne pas avoir commis d'indiscrétion, s'empressa d'ajouter Jawahal. S'il en était ainsi, ignorez ma question. C'était simple curiosité.
- Il n'y a aucun secret. Les pensionnaires de St. Patrick's demeurent sous notre toit jusqu'au jour de leurs seize ans. Passé cette date, la période de tutelle légale est achevée. Ce sont déjà des adultes, ou du moins c'est ainsi que la loi les considère, et ils sont en mesure de se lancer dans la vie. Comme vous voyez, cette institution est privilégiée.
Jawahal l'avait écouté attentivement et parut réfléchir.
- J'imagine que ce doit être douloureux pour vous de les voir partir après les avoir eus toutes ces années à votre charge. D'une certaine manière, vous êtes le père de tous ces jeunes gens.
- Ça fait partie de mon travail, mentit Carter.
- Évidemment. Pourtant, pardonnez mon indiscrétion, mais comment savez-vous quel est l'âge véritable d'un enfant qui n'a pas de parents ni de famille ? L'expérience, je suppose...
- L'âge de chaque pensionnaire est précisé sur la fiche d'entrée ou par un calcul approximatif appliqué par l'institution, expliqua Carter, que l'idée de discuter des procédures de St. Patrick's avec un inconnu mettait mal à l'aise.
- Cela fait de vous un Dieu en miniature, monsieur Carter.
- C'est une appréciation que je ne partage pas, répondit sèchement Carter.
Jawahal savoura l'expression de contrariété qui avait affleuré sur le visage du directeur.
- Excusez mon audace, monsieur Carter. En tout cas, je suis heureux d'avoir fait votre connaissance. Il est possible que je vous rende encore visite et que je verse une contribution à votre noble institution. Je pourrais aussi revenir dans seize ans et connaître ainsi les enfants entrés ces jours-ci dans votre grande famille...
- Ce sera toujours un plaisir de vous recevoir, si vous le souhaitez, dit Carter en accompagnant l'inconnu jusqu'à la porte de son bureau. Il semble que la pluie redouble encore une fois d'intensité. Peut-être préférerez-vous attendre qu'elle faiblisse.
L'homme se tourna vers lui et les perles noires de ses yeux brillèrent intensément. Ce regard paraissait avoir calibré chacun des gestes du directeur et chacune de ses expressions, soupesant ses silences et analysant patiemment ses paroles. Carter regretta d'avoir fait cette proposition de prolonger l'hospitalité de St. Patrick's.
En cet instant précis, s'il y avait quelque chose au monde qu'il souhaitait avec force, c'était de voir partir cet individu. Quand bien même un typhon balaierait les rues de la ville.
- La pluie s'arrêtera vite, monsieur Carter. Merci pour tout.
Vendela, réglée comme une horloge, attendait dans le couloir la fin de l'entretien et escorta le visiteur jusqu'à la sortie. De sa fenêtre, Carter regarda la silhouette noire s'éloigner sous la pluie pour disparaître dans les ruelles au pied de la colline. Il resta immobile derrière la vitre, les yeux fixés sur la Raj Bhawan, le siège du gouvernement. Peu de temps après, comme l'avait prédit Jawahal, la pluie s'arrêta.
Il se servit une autre tasse de thé et s'assit dans son fauteuil en contemplant la ville. Il avait été élevé à Liverpool, dans un lieu pareil à celui qu'il dirigeait à présent. Entre les murs de cette institution, il avait appris trois choses qui devaient devenir essentielles pour le reste de son existence : apprécier tout ce qui était matériel à sa juste valeur ; aimer les classiques ; et en dernière instance, pour lui la plus importante : reconnaître un menteur à un mile à la ronde.
Il termina sans hâte de boire son thé et décida de commencer à fêter son cinquantième anniversaire, puisque, décidément, Calcutta lui réservait encore des surprises. Il alla à son armoire vitrée et en sortit la boîte de cigares qu'il réservait pour les occasions mémorables. Il gratta une longue allumette et alluma le précieux spécimen avec tous les soins requis par le cérémonial.
Puis, profitant de la flamme que lui offrait providentiellement l'allumette, il tira la lettre d'Aryami Bosé de son tiroir et y mit le feu. Pendant que le luxueux papier se réduisait en cendres sur un petit plateau gravé aux initiales de St. Patrick's, il savoura le cigare et décida qu'en l'honneur d'une des idoles de sa jeunesse, Benjamin Franklin, le nouveau pensionnaire de l'orphelinat grandirait sous le prénom de Ben et qu'il ferait personnellement tout ce qui était en son pouvoir pour que le garçon trouve entre ces quatre murs la famille que le destin lui avait volée.
Avant de poursuivre et d'aborder les détails des événements réellement significatifs de ce récit qui se sont produits seize ans plus tard, je dois m'arrêter brièvement pour présenter quelques-uns de ses personnages. Qu'il me suffise de préciser que, pendant que tout ce qui précède se déroulait dans les rues de Calcutta, certains d'entre nous n'étaient pas encore nés et d'autres comptaient à peine quelques jours d'existence. Une seule circonstance nous était commune, et c'est elle qui avait fini par nous réunir sous le toit de St. Patrick's : nous n'avions jamais eu ni famille ni foyer.