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Le meilleur ami de Michael était Seth, un Bengali costaud, au visage sévère, qui souriait six fois par an, et encore avec réticence. Seth, dévoreur infatigable des classiques de Mr Carter et passionné d'astronomie, lisait tout ce qui lui tombait sous la main. Quand il n'était pas avec nous, il consacrait toute son énergie à la construction d'un étrange télescope avec lequel, prétendait Ben, il n'arriverait même pas à voir la pointe de ses pieds. Seth n'a jamais apprécié le sens de l'humour légèrement caustique de Ben.

Il ne me reste plus que Ben à évoquer et, bien que je l'aie réservé pour la fin, je me rends compte qu'il m'est très difficile de parler de lui. Il y avait un Ben différent pour chaque jour. Son humeur changeait en une demi-heure, et à de longs moments de silence et de triste figure succédaient des périodes d'hyperactivité qui finissaient par nous épuiser tous. Un jour, il voulait être écrivain ; le lendemain, inventeur et mathématicien ; un autre, navigateur et scaphandrier ; et d'autres encore, tout ça en même temps et un peu plus encore. Il inventait des théories mathématiques dont lui-même n'arrivait pas à se souvenir, et il écrivait des histoires d'aventure si échevelées qu'il les détruisait dans la semaine même où il les avait terminées, tout honteux de les avoir signées. Il mitraillait tous ceux qui l'entouraient d'idées extravagantes et de jeux de mots embrouillés qu'il refusait toujours de répéter. Il était comme une malle sans fond, pleine de surprises et aussi de mystères, de lumières et d'ombres. Ben était, et je suppose qu'il l'est toujours bien que nous ne soyons pas vus depuis des dizaines d'années, mon meilleur ami.

Quant à moi, il y a peu à raconter. Appelez-moi simplement Ian. Je n'ai eu qu'un seul rêve, un rêve modeste : étudier la médecine et l'exercer. Le sort a eu la bonté de me l'accorder. Comme l'a écrit un jour Ben dans une de ses lettres : « Je passais par là et j'ai assisté aux événements. »

Je rappelle que, dans les derniers jours de ce mois de mai 1932, nous allions, nous, les sept membres de la Chowbar Society, avoir seize ans. C'était l'âge fatidique, à la fois craint et impatiemment attendu par tous.

À seize ans révolus, l'orphelinat St. Patrick's, comme le stipulaient ses statuts, nous rendait à la société pour que nous devenions des hommes et des femmes capables de nous conduire en adultes responsables. Cette date avait une autre signification, que nous comprenions tous parfaitement : la dissolution définitive de la Chowbar Society. À dater de cet été, nos chemins se sépareraient, et malgré nos promesses et les aimables mensonges que nous avions réussi à nous faire à nous-mêmes, nous savions que le lien qui nous avait unis ne tarderait pas à s'effacer comme un château de sable sur le bord de la mer.

Les souvenirs que je garde de ces années à St. Patrick's sont si nombreux qu'aujourd'hui encore je me surprends à sourire quand j'évoque les idées folles de Ben et les histoires fantastiques que nous avons partagées dans le Palais de Minuit. Mais de toutes ces images qui refusent de se perdre dans le flot du temps, celle dont je me suis toujours souvenu avec le plus d'intensité est cette figure que j'ai cru voir si souvent dans la nuit du dortoir que partageaient presque tous les garçons de St. Patrick's, une longue pièce, sombre, haute de plafond et voûtée, qui évoquait une salle d'hôpital. Je suppose que, une fois de plus, l'insomnie, dont je n'ai cessé de souffrir que deux ans après mon arrivée en Europe, a fait de moi le spectateur de ce qui se passait pendant que les autres dormaient paisiblement.

C'est là, dans cette salle ingrate, qu'il m'a tant de fois semblé voir passer cette pâle lueur. Sans savoir comment réagir, je m'efforçais de m'asseoir dans mon lit et d'en suivre le reflet jusqu'au bout de la pièce ; et alors je l'observais de nouveau comme j'avais si souvent rêvé de le faire. La silhouette évanescente d'une femme enveloppée d'une lumière spectrale se penchait sur le lit où Ben dormait profondément. Je luttais pour garder les yeux ouverts et croyais voir la dame de lumière caresser maternellement mon ami. Je contemplais son visage ovale et translucide, nimbé d'un halo brillant et vaporeux. La dame levait les yeux et me regardait. Loin d'avoir peur, je me perdais dans l'abîme de ce regard triste et blessé. La princesse de lumière me souriait, puis, après avoir encore caressé la figure de Ben, sa silhouette disparaissait dans les airs, comme une pluie de larmes d'argent.

J'ai toujours imaginé que cette vision incarnait l'ombre d'une mère que Ben n'avait jamais connue et, dans un coin de mon cœur, je nourrissais l'espoir enfantin qu'un jour, si j'arrivais à dormir pour de bon, une apparition comme celle-là viendrait, elle aussi, veiller sur moi. C'est là l'unique secret que je n'ai jamais partagé avec personne, pas même avec Ben.

La dernière nuit de la Chowbar Society

Calcutta, 25 mai 1932

Durant toutes les années où Thomas Carter avait été à la tête de l'orphelinat St. Patrick's, il avait dispensé les cours de littérature, d'histoire et d'arithmétique avec l'aisance souveraine de l'homme qui, n'étant spécialiste de rien, connaît un peu tout. La seule matière qu'il n'avait jamais été capable d'enseigner à ses élèves était l'art de dire adieu. Année après année défilaient devant lui les visages mi-réjouis mi-effrayés de ceux que la loi allait soustraire à son influence et à la protection de l'institution qu'il dirigeait. En les voyant franchir le seuil de St. Patrick's, Thomas Carter comparait souvent ces jeunes gens à des livres en blanc dont il avait été chargé d'écrire les premiers chapitres d'une histoire qu'on ne lui permettait jamais d'achever.

Sous son aspect rigoureux et sévère, peu enclin aux effusions sentimentales et aux discours grandiloquents, nul n'appréhendait plus que Thomas Carter la date fatidique où ces livres s'échappaient pour toujours de la table où il les écrivait. Ils passeraient vite dans des mains inconnues et sous des plumes peu scrupuleuses quand il s'agirait de rédiger des épilogues sombres et bien éloignés des rêves et des attentes avec lesquels ses pupilles prenaient leur envol dans les rues de Calcutta.

L'expérience l'avait obligé à renoncer au désir de suivre les pas que ses élèves entreprenaient une fois qu'on ne permettait plus à sa main de les guider. Pour lui, les adieux allaient toujours de pair avec le goût amer de la déception : tôt ou tard, la vie qui avait privé ces enfants de passé paraissait leur voler également leur avenir.

Dans cette chaude nuit de mai, tandis qu'il entendait les voix des enfants dans la modeste fête organisée dans la cour du devant, Thomas Carter contemplait, depuis l'obscurité de son bureau, les lumières de la ville qui scintillaient sous la voûte étoilée et les bancs de nuages noirs qui fuyaient jusqu'à l'horizon, taches d'encre dans une coupe d'eau cristalline.

Une fois de plus, il avait décliné l'invitation de ses pupilles et était resté dans son fauteuil, silencieux, prostré, sans autre éclairage que les reflets des ampoules multicolores dont Vendela et les élèves avaient décoré les arbres et la façade de l'orphelinat, à la manière d'un bateau le jour de son lancement. Il aurait le temps de prononcer ses mots d'adieu au cours des jours qui le séparaient encore de l'exécution du règlement officiel l'obligeant à restituer les enfants à la rue dont il les avait sauvés.