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La voix de cette jeune femme est d’un charme sûr; la grâce de toute sa personne est parfaite; son geste est harmonieux. Aux présentations dont Arthur Rance s’est naturellement chargé, elle répond de la façon la plus simple, la plus accueillante, la plus hospitalière. Rouletabille et moi tentons un effort poli pour conserver notre liberté; nous formulons la possibilité de gîter ailleurs qu’au château d’Hercule. Elle a une moue délicieuse, hausse les épaules d’un geste enfantin, déclare que nos chambres sont prêtes et parle d’autre chose.

«Venez! Venez! Vous ne connaissez pas le château. Vous allez voir!… Vous allez voir!… Oh! je vous montrerai la Louve une autre fois… C’est le seul coin triste d’ici! c’est lugubre! sombre et froid! ça fait peur! j’adore avoir peur!… Oh! monsieur Rouletabille, vous me raconterez, n’est-ce pas, des histoires qui me feront peur!…»

Et elle glisse, dans sa robe blanche, devant nous. Elle marche comme une comédienne. Elle est tout à fait singulièrement jolie, dans ce jardin d’Orient, entre cette vieille tour menaçante et les frêles arceaux fleuris d’une chapelle en ruine. La vaste cour que nous traversons est si bien garnie de toutes parts de plantes grasses, d’herbes et de feuillages, de cactus et d’aloès, de lauriers-cerises, de roses sauvages et de marguerites, qu’on jurerait qu’un printemps éternel a élu domicile dans cette enceinte, jadis la baille du château où se réunissait toute la gent de guerre. Cette cour, de par l’aide des vents du ciel et de par la négligence des hommes, était devenue naturellement jardin, un beau jardin fou dans lequel on voit bien que la châtelaine a fait tailler le moins possible et qu’elle n’a point tenté de ramener, trop brusquement, à la raison. Derrière toute cette verdure et tout cet embaumement, on apercevait la plus gracieuse chose qui se pût imaginer en architecture défunte. Figurez-vous les plus purs arceaux d’un gothique flamboyant, élevés sur les premières assises de la vieille chapelle romane; les piliers, habillés de plantes grimpantes, de géranium-lierre et de verveine, s’élancent de leur gaine parfumée et recourbent dans l’azur du ciel leur arc brisé, que rien ne semble plus soutenir. Il n’y a plus de toit à cette chapelle. Et elle n’a plus de murs… Il ne reste plus d’elle que ce morceau de dentelle de pierre qu’un miracle d’équilibre retient suspendu dans l’air du soir…

Et, à notre gauche, voici la tour énorme, massive, la tour du XIIe siècle que les gens du pays appellent, nous raconte Mrs. Edith, la Louve et que rien, ni le temps, ni les hommes, ni la paix, ni la guerre, ni le canon, ni la tempête, n’a pu ébranler. Elle est telle encore qu’elle apparut aux Sarrasins pillards de 1107, qui s’emparèrent des îles Lérins et qui ne purent rien contre le château d’Hercule; telle qu’elle se montra à Salagéri et à ses corsaires génois quand, ceux-ci ayant tout pris du fort, même la Tour Carrée, même le Vieux Château, elle tint bon, isolée, ses défenseurs ayant fait sauter les courtines qui la reliaient aux autres défenses, jusqu’à l’arrivée des princes de Provence qui la délivrèrent. C’est là que Mrs. Edith a élu domicile.

Mais je cesse de regarder les choses pour regarder les gens, Arthur Rance, par exemple, regarde Mme Darzac. Quant à celle-ci et à Rouletabille, ils semblent loin, loin de nous. M. Darzac et M. Stangerson échangent des propos quelconques. Au fond, la même pensée habite tous ces gens qui ne se disent rien ou qui, lorsqu’ils se disent quelque chose, se mentent. Nous arrivons à une poterne.

«C’est ce que nous appelons, dit Edith, toujours avec son affectation d’enfantillage, la tour du jardinier. De cette poterne, on découvre tout le fort, tout le château, le côté nord et le côté sud. Voyez!…»

Et son bras, qui traîne une écharpe, nous désigne des choses…

«Toutes ces pierres ont leur histoire. Je vous les dirai, si vous êtes bien sages…

– Comme Edith est gaie! murmure Arthur Rance. Je pense qu’il n’y a qu’elle de gaie, ici.»

Nous avons passé sous la poterne et nous voici dans une nouvelle cour. Nous avons le vieux donjon en face de nous. L’aspect en est vraiment impressionnant. Il est haut et carré; aussi le désigne-t-on quelquefois sous cette appellation: la Tour Carrée. Et, comme cette tour occupe le coin le plus important de toute la fortification, on l’appelle encore la Tour du Coin… C’est le morceau le plus extraordinaire, le plus important de toute cette agglomération d’ouvrages défensifs. Les murs y sont plus épais que partout ailleurs et plus hauts. À mi-hauteur, c’est encore le ciment romain qui les scelle… ce sont encore les pierres entassées par les colons de César.

«Là-bas, cette tour, dans le coin opposé, continue Edith, c’est la tour de Charles le Téméraire, ainsi appelée parce que c’est le duc qui en a fourni le plan quand il a fallu transformer les défenses du château pour résister à l’artillerie. Oh! je suis très savante… Le vieux Bob a fait de cette tour son cabinet d’études. C’est dommage, car nous aurions eu là une magnifique salle à manger… Mais je n’ai jamais rien su refuser au vieux Bob!… Le vieux Bob, ajoute-t-elle, c’est mon oncle… C’est lui qui veut que je l’appelle comme ça, depuis que j’ai été toute petite… Il n’est pas ici, en ce moment… Il est parti, il y a cinq jours, pour Paris, et il revient demain. Il est allé comparer des pièces anatomiques qu’il a trouvées dans les Rochers Rouges avec celles du Muséum d’histoire naturelle de Paris… Ah! voici une oubliette…»

Et elle nous montre, au milieu de cette seconde cour, un puits, qu’elle appelait oubliette, par pur romantisme et au-dessus duquel un eucalyptus, à la chair lisse et aux bras nus, se penchait comme une femme à la fontaine.

Depuis que nous étions passés dans la seconde cour, nous comprenions mieux – moi, du moins, car Rouletabille, de plus en plus indifférent à toutes choses, ne semblait ni voir, ni entendre – la disposition du fort d’Hercule. Comme cette disposition est d’une importance capitale dans les incroyables événements qui vont se produire presque aussitôt notre arrivée aux Rochers Rouges, je vais mettre, tout d’abord, sous les yeux du lecteur le plan général du fort tel qu’il a été tracé plus tard par Rouletabille lui-même…

Ce château avait été construit, en 1140, par les seigneurs de la Mortola. Pour l’isoler complètement de la terre, ceux-ci n’avaient pas hésité à faire une île de cette presqu’île en coupant l’isthme minuscule qui la reliait au rivage.

Sur le rivage même, ils avaient établi une barbacane, fortification sommaire en demi-cercle, destinée à protéger les approches du pont-levis et des deux tours d’entrée. Cette barbacane n’avait point laissé de trace. Et l’isthme, dans la suite des siècles, avait retrouvé sa forme première; le pont-levis avait été enlevé; le fossé avait été comblé. Les murs du château d’Hercule épousaient la forme de la presqu’île, qui était celle d’un hexagone irrégulier. Ces murs se dressaient au ras du roc et celui-ci, par places, surplombait les eaux qui, inlassablement, le creusaient, si bien qu’une petite barque eût pu s’y abriter par calme plat et quand elle ne craignait point que le ressac ne la projetât et ne la brisât contre ce plafond naturel. Cette disposition était merveilleuse pour la défense qui n’avait guère, dans ces conditions, à craindre l’escalade, de quelque côté que ce fût.