Tous ces détails me furent donnés plus tard par Arthur Rance lui-même, qui avait été l’élève du vieux Bob, mais qui ne l’avait pas revu depuis de nombreuses années, quand il fit la connaissance de Miss Edith; et, si je les rapporte si complètement ici, c’est que, par une suite de circonstances fort naturelles, nous allons retrouver le vieux Bob aux Rochers Rouges.
Miss Edith, lors de la fameuse soirée où Arthur Rance lui fut présenté et où il se conduisit d’une façon aussi incohérente, ne s’était montrée peut-être si mélancolique que parce qu’elle venait de recevoir de fâcheuses nouvelles de son oncle. Celui-ci, depuis quatre ans, ne se décidait pas à revenir de chez les Patagons. Dans sa dernière lettre, il lui disait qu’il était bien malade et qu’il désespérait de la revoir avant de mourir. On pourrait être tenté de penser qu’une nièce au cœur tendre, dans ces conditions, eût pu s’abstenir de paraître à un banquet, si familial fût-il mais Miss Edith, au cours des voyages de son oncle, avait tant reçu de fâcheuses nouvelles, et son oncle était revenu de si loin, toujours si bien portant, qu’on ne lui tiendra certainement point rigueur de ce que sa tristesse ne l’eût point, ce soir-là, retenue à la maison. Cependant, trois mois plus tard, sur une nouvelle lettre, elle décida de partir et d’aller rejoindre, toute seule, son oncle, au fond de l’Araucanie. Pendant ces trois mois, il s’était passé des événements mémorables. Miss Edith avait été touchée des remords d’Arthur Rance et de sa persistance à ne plus boire que de l’eau. Elle avait appris que les mauvaises habitudes d’intempérance de ce gentleman n’avaient été prises qu’à la suite d’un désespoir d’amour, et cette circonstance lui avait plu par-dessus tout. Ce caractère romanesque dont j’ai parlé tout à l’heure devait servir rapidement les desseins d’Arthur Rance; et, au moment du départ de Miss Edith pour l’Araucanie, nul ne s’étonna de ce que l’ancien élève du vieux Bob accompagnât sa nièce. Si les fiançailles n’étaient pas encore officielles, c’est qu’elles n’attendaient pour le devenir que la bénédiction du géologue. Miss Edith et Arthur Rance retrouvèrent à San-Luis l’excellent oncle. Il était d’une humeur charmante et d’une santé florissante. Rance, qui ne l’avait pas revu depuis si longtemps, eut le toupet de lui dire qu’il avait rajeuni, ce qui est le plus habile des compliments. Aussi, quand sa nièce lui eut appris qu’elle s’était fiancée à ce charmant garçon, la joie de l’oncle fut remarquable. Tous trois revinrent à Philadelphie où le mariage fut célébré. Miss Edith ne connaissait pas la France. Arthur Rance décida d’y faire leur voyage de noces. Et c’est ainsi qu’ils trouvèrent, comme il sera conté tout à l’heure, une occasion scientifique de se fixer aux environs de Menton, non point en France, mais à cent mètres de la frontière, en Italie, devant les Rochers Rouges.
La cloche ayant retenti et Arthur Rance étant venu au-devant de nous, nous nous dirigeâmes vers la Louve, dans la salle basse de laquelle, ce soir-là, était servi le dîner. Quand nous y fûmes tous réunis, moins le vieux Bob, absent du fort d’Hercule, Mrs. Edith nous demanda si quelqu’un de nous avait aperçu une petite barque qui avait fait le tour du château et dans laquelle se trouvait un homme debout. L’attitude singulière de cet homme l’avait frappée. Comme personne ne lui répondit, elle reprit:
«Oh! je saurai qui c’est, car je connais le marin qui conduisait la barque. C’est un grand ami du vieux Bob.
– Vraiment! fit Rouletabille, vous connaissez ce marin, madame?
– Il vient quelquefois au château. Il vient vendre du poisson. Les gens du pays lui ont donné un nom bizarre que je ne saurais vous répéter dans leur impossible patois, mais je me le suis fait traduire. Cela veut dire: «Le bourreau de la mer!» Un bien joli nom, n’est-ce pas?»
VII De quelques précautions qui furent prises par Joseph Rouletabille pour défendre le fort d’Hercule contre une attaque ennemie.
Rouletabille n’eut même point la politesse de demander l’explication de cet étonnant sobriquet. Il paraissait abîmé dans les plus sombres réflexions. Drôle de dîner! Drôle de château! Drôles de gens! Les grâces languissantes de Mrs. Edith ne suffirent point à nous galvaniser. Il y avait là deux nouveaux ménages, quatre amoureux qui auraient dû être la gaieté de l’heure, et rayonner de la joie de vivre. Le repas fut des plus tristes. Le spectre de Larsan planait sur les convives, même sur celui d’entre nous qui ne le savait point si proche.
Il est juste de dire, du reste, que le professeur Stangerson, depuis qu’il avait appris la cruelle, la douloureuse vérité, ne pouvait se débarrasser de ce spectre-là. Je ne crois point m’avancer beaucoup, en prétendant que la première victime du drame du Glandier et la plus malheureuse de toutes était le professeur Stangerson. Il avait tout perdu: sa foi dans la science, l’amour du travail, et – ruine plus affreuse que toutes les autres – la religion de sa fille. Il avait tant cru en elle! Elle avait été pour lui l’objet d’un si constant orgueil. Il l’avait associée pendant tant d’années, vierge sublime, à sa recherche de l’inconnu! Il avait été si merveilleusement ébloui de cette définitive volonté qu’elle avait eue de refuser sa beauté à quiconque eût pu l’éloigner de son père et de la science! Et, quand il en était encore à considérer avec extase un pareil sacrifice, il apprenait que, si sa fille refusait de se marier, c’est qu’elle l’était déjà à un Ballmeyer! Le jour où Mathilde avait décidé de tout avouer à son père et de lui confesser un passé qui devait, aux yeux du professeur déjà averti par le mystère du Glandier, éclairer le présent d’un éclat bien tragique, le jour où, tombant à ses pieds et embrassant ses genoux, elle lui avait raconté le drame de son cœur et de sa jeunesse, le professeur Stangerson avait serré dans ses bras tremblants son enfant chérie; il avait déposé le baiser du pardon sur sa tête adorée, il avait mêlé ses larmes aux sanglots de celle qui avait expié sa faute jusque dans la folie, et il lui avait juré qu’elle ne lui avait jamais été plus précieuse que depuis qu’il savait ce qu’elle avait souffert. Et elle s’en était allée un peu consolée. Mais lui, resté seul, se releva un autre homme… un homme seul, tout seul… l’homme seul! Le professeur Stangerson avait perdu sa fille et ses dieux!
Il l’avait vue avec indifférence se marier à Robert Darzac, qui avait été, cependant, son élève le plus cher. En vain Mathilde s’efforçait-elle de réchauffer son père d’une tendresse plus ardente. Elle sentait bien qu’il ne lui appartenait plus, que son regard se détournait d’elle, que ses yeux vagues fixaient dans le passé une image qui n’était plus la sienne, mais qui l’avait été, hélas! Et que, s’ils revenaient à elle, à elle Mme Darzac, c’était pour apercevoir à ses côtés, non point la figure respectée d’un honnête homme, mais la silhouette éternellement vivante, éternellement infâme, de l’autre! De celui qui avait été le premier mari, de celui qui lui avait volé sa fille!… Il ne travaillait plus!… Le grand secret de la Dissociation de la matière qu’il s’était promis d’apporter aux hommes retournerait au néant d’où, un instant, il l’avait tiré, et les hommes iraient, répétant pendant des siècles encore, la parole imbécile: Ex nihilo nihil!