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Sans être précisément au courant, ce soir-là, de tous ces détails, j’en soupçonnai néanmoins le plus important. De M. et de Mme Darzac, mes yeux s’en furent au voisin de celle-ci, Mr Arthur-William Rance, et ma pensée déjà s’emparait d’un nouveau sujet d’observation, lorsque le maître d’hôtel vint nous annoncer que le concierge Bernier demandait à parler tout de suite à Rouletabille. Celui-ci se leva aussitôt, s’excusa, et sortit.

«Tiens! Fis-je, les Bernier ne sont donc plus au Glandier!»

On se rappelle, en effet, que ces Bernier – l’homme et la femme – étaient les concierges de M. Stangerson à Sainte-Geneviève-des-Bois. J’ai raconté, dans Le Mystère de la Chambre Jaune, comment Rouletabille les avait fait remettre en liberté, alors qu’ils étaient accusés de complicité dans l’attentat du pavillon de la Chênaie. Leur reconnaissance pour le jeune reporter, à cette occasion, avait été des plus grandes, et Rouletabille avait pu, dès lors, faire état de leur dévouement. M. Stangerson répondit à mon interpellation en m’apprenant que tous ses domestiques avaient quitté le Glandier qu’il avait à jamais abandonné. Comme les Rance avaient besoin de concierges pour le fort d’Hercule, le professeur avait été heureux de leur céder ces loyaux serviteurs dont il n’avait jamais eu à se plaindre, en dehors d’une petite histoire de braconnage qui avait failli tourner si mal pour eux. Maintenant, ils logeaient dans l’une des tours de la poterne d’entrée dont ils avaient fait leur loge et d’où ils surveillaient le mouvement d’entrée et de sortie du fort d’Hercule.

Rouletabille n’avait pas paru le moins du monde étonné quand le maître d’hôtel lui avait annoncé que Bernier désirait lui dire un mot: c’était donc, pensai-je, qu’il était déjà au fait de leur présence aux Rochers Rouges. En somme, je découvrais – sans en être stupéfait, du reste – que Rouletabille avait sérieusement employé les quelques minutes pendant lesquelles je le croyais dans sa chambre et que j’avais consacrées, moi, à ma toilette ou à d’inutiles bavardages avec M. Darzac.

Ce départ inattendu de Rouletabille jeta un froid. Chacun se demandait si cette absence ne coïncidait point avec quelque événement important relatif au retour de Larsan. Mme Robert Darzac était inquiète. Et, parce que Mathilde se montrait fâcheusement impressionnée, je vis bien que Mr Arthur Rance crut bon de manifester, lui aussi, un discret émoi. Ici, il est bon de dire que Mr Arthur Rance et sa femme n’étaient point au courant de tous les malheurs de la fille du professeur Stangerson. On avait, naturellement, jugé inutile de leur faire part du mariage secret de Mathilde et de Jean Roussel, devenu Larsan. C’était là un secret de famille. Mais ils savaient mieux que n’importe qui – Arthur Rance pour avoir été mêlé au drame du Glandier, et sa femme parce que son mari le lui avait raconté – avec quel acharnement le célèbre agent de la sûreté avait poursuivi celle qui devait être un jour Mme Darzac. Les crimes de Larsan s’expliquaient naturellement aux yeux d’Arthur Rance par une passion désordonnée, et il ne faut point s’étonner qu’un homme qui avait été si longtemps épris de Mathilde que le phrénologue américain n’eût point cherché à l’attitude de Larsan d’autre explication que celle d’un amour furieux et sans espoir. Quant à Mrs. Edith, je me rendis bientôt parfaitement compte que les raisons du drame du Glandier ne lui semblaient point aussi simples que voulait bien le dire son mari. Pour qu’elle pensât comme celui-ci, il eût fallu qu’elle éprouvât pour Mathilde un enthousiasme approchant de celui d’Arthur Rance et, bien au contraire, toute son attitude, que j’observais à loisir, sans qu’elle s’en doutât, disait: «Mais, enfin! qu’a donc cette femme de si étonnant pour avoir inspiré des sentiments aussi chevaleresques, aussi criminels à des cœurs d’hommes, pendant de si longues années?… Eh quoi! la voilà donc cette femme pour laquelle, policier, on tue; pour laquelle, sobre, on s’enivre; et pour laquelle on se fait condamner, innocent? Qu’a-t-elle de plus que moi qui n’ai su que me faire platement épouser par un mari que je n’aurais jamais eu si elle ne l’avait pas repoussé? Oui, qu’a-t-elle? Elle n’a même plus la jeunesse! Et cependant, mon mari m’oublie pour la regarder encore!» Voilà ce que je lus dans les yeux de Mrs. Edith qui regardait son mari regarder Mathilde. Ah! les yeux noirs de la douce, de la langoureuse Mrs. Edith!

Je me félicite de ces présentations nécessaires que je viens de faire au lecteur. Il est bon qu’il sache les sentiments qui habitent le cœur de chacun, dans le moment que chacun va avoir un rôle à jouer dans l’étrange et inouï drame qui se prépare dans l’ombre, dans l’ombre qui enveloppe le fort d’Hercule. Et encore, je n’ai rien dit du vieux Bob, ni du prince Galitch, mais leur tour, n’en doutez point, viendra. C’est que j’ai pris comme règle, dans une affaire aussi considérable, de ne peindre choses et gens qu’au fur et à mesure de leur apparition au cours des événements. Ainsi le lecteur passera par toutes les alternatives, que quelques-uns de nous ont connues, d’angoisse et de paix, de mystère et de clarté, d’incompréhension et de compréhension! Tant mieux si la lumière définitive se fait dans l’esprit du lecteur avant l’heure où elle m’est apparue. Comme il disposera, ni plus ni moins, des mêmes moyens que nous pour voir clair, il se sera prouvé à lui-même qu’il jouit d’un cerveau digne du crâne de Rouletabille.

Nous achevâmes ce premier repas sans avoir revu notre jeune ami et nous nous levâmes de table sans nous communiquer le fond de notre pensée qui était des plus troubles. Mathilde s’enquit immédiatement de Rouletabille quand elle fut sortie de la Louve, et je l’accompagnai jusqu’à l’entrée du fort. M. Darzac et Mrs. Edith nous suivaient. M. Stangerson avait pris congé de nous. Arthur Rance, qui avait un instant disparu, vint nous rejoindre comme nous arrivions sous la voûte. La nuit était claire, toute illuminée de lune. Cependant, on avait allumé des lanternes sous la voûte qui retentissait de grands coups sourds. Et nous entendîmes la voix de Rouletabille qui encourageait ceux qui l’entouraient: «Allons! encore un effort!» disait-il, et des voix, après la sienne, se mettaient à haleter comme font les marins qui halent les barques sur la jetée, à l’entrée des ports. Enfin, un grand tumulte nous emplit les oreilles. On se serait cru dans une cloche. C’étaient les deux vantaux de l’énorme porte de fer qui venaient de se rejoindre pour la première fois, depuis plus de cent ans.

Mrs. Edith s’étonna de cette manœuvre de la dernière heure et demanda ce qu’était devenue la grille qui faisait jusqu’alors fonction de porte. Mais Arthur Rance lui saisit le bras et elle comprit qu’elle n’avait qu’à se taire, ce qui ne l’empêcha point de murmurer: «Vraiment, ne dirait-on pas que nous allons subir un siège?» Mais Rouletabille entraînait déjà tout notre groupe dans la baille, et nous annonçait, en riant, que, si nous avions par hasard le désir d’aller faire un tour en ville, il fallait pour ce soir-là y renoncer, attendu que ses ordres étaient donnés et que nul ne pouvait plus sortir du château, ni y entrer. Le père Jacques, ajouta-t-il, toujours en affectant de plaisanter, était chargé par lui d’exécuter la consigne et chacun savait qu’il était impossible de séduire ce vieux serviteur. C’est ainsi que j’appris que le père Jacques, que j’avais connu au Glandier, avait accompagné le professeur Stangerson à qui il servait de valet de chambre. La veille, il avait couché dans un petit cabinet de la Louve, attenant à la chambre de son maître, mais Rouletabille avait changé tout cela, et c’était le père Jacques, maintenant, qui avait pris la place des concierges dans la tour A.