«Mais où sont les Bernier? demanda Mrs. Edith, intriguée.
– Ils sont déjà installés dans la Tour Carrée, dans la chambre d’entrée, à gauche; ils serviront de concierges à la Tour Carrée!… répondit Rouletabille.
– Mais la Tour Carrée n’a pas besoin de concierges! s’écria Mrs. Edith, dont l’ahurissement était sans bornes.
– C’est ce que nous ne savons pas, madame», répliqua le reporter sans explication.
Mais il prit à part Mr Arthur Rance et lui fit comprendre qu’il devait mettre sa femme au courant de la réapparition de Larsan. Si l’on prétendait cacher la vérité plus longtemps à M. Stangerson, on ne pouvait guère y parvenir sans l’aide intelligente de Mrs. Edith. Enfin, il était bon que chacun, désormais, au fort d’Hercule, fût préparé à tout, autrement dit, ne fût surpris par rien!
Là-dessus, il nous fit traverser la baille et nous nous trouvâmes à la poterne du jardinier. J’ai dit que cette poterne H commandait l’entrée de la seconde cour; mais il y avait beau temps qu’à cet endroit le fossé avait été comblé. Autrefois, il y avait là un pont-levis. Rouletabille, à notre grande stupéfaction, déclara que le lendemain il ferait dégager le fossé et rétablir le pont-levis!
Dans le moment même, il s’occupait de faire fermer, par les gens du château, cette poterne par une sorte de porte de fortune en attendant mieux, faite de planches et de vieux bahuts que l’on avait sortis de la bâtisse du jardinier. Ainsi, le château se barricadait et Rouletabille était seul maintenant à en rire tout haut; car Mrs. Edith, mise rapidement au courant par son mari, ne disait plus rien, se contentant de s’amuser in petto prodigieusement de ces visiteurs qui transformaient son vieux château fort en place imprenable parce qu’ils redoutaient l’approche d’un homme, d’un seul homme!… C’est que Mrs. Edith ne connaissait point cet homme-là et qu’elle n’avait pas passé par le Mystère de la Chambre Jaune! Quant aux autres – et Arthur Rance lui-même était de ceux-là – ils trouvaient tout naturel et absolument raisonnable que Rouletabille les fortifiât contre l’inconnu, contre le mystère, contre l’invisible, contre ce on ne savait quoi qui rôdait dans la nuit, autour du fort d’Hercule!
À cette poterne, Rouletabille n’avait placé personne, car il se réservait ce poste, cette nuit-là, pour lui-même. De là, il pouvait surveiller et la première et la seconde cour. C’était un point stratégique qui commandait tout le château. On ne pouvait parvenir du dehors jusqu’aux Darzac qu’en passant d’abord par le père Jacques, en A, par Rouletabille en H, et par le ménage Bernier qui veillait sur la porte K de la Tour Carrée. Le jeune homme avait décidé que les veilleurs désignés ne se coucheraient pas. Comme nous passions près du puits de la Cour du Téméraire, je vis à la clarté de la lune qu’on avait dérangé la planche circulaire qui le fermait. Je vis aussi, sur la margelle, un seau attaché à une corde. Rouletabille m’expliqua qu’il avait voulu savoir si ce vieux puits correspondait avec la mer et qu’il y avait puisé une eau absolument douce, preuve que cette eau n’avait aucune relation avec l’élément salé. Il fit quelques pas alors avec Mme Darzac qui prit aussitôt congé de nous et entra dans la Tour Carrée. M. Darzac, sur la prière de Rouletabille, resta avec nous, ainsi qu’Arthur Rance. Quelques phrases d’excuses à l’adresse de Mrs. Edith firent comprendre à celle-ci qu’on la priait poliment de s’aller coucher, ce qu’elle fit d’une grâce assez nonchalante et en saluant Rouletabille d’un ironique: «Bonsoir, monsieur le capitaine!»
Quand nous fûmes seuls, entre hommes, Rouletabille nous entraîna vers la poterne, dans la petite chambre du jardinier; c’était une pièce fort obscure, basse de plafond, où l’on se trouvait merveilleusement blottis pour voir sans être vus. Là, Arthur Rance, Robert Darzac, Rouletabille et moi, dans la nuit, sans même avoir allumé une lanterne, nous tînmes notre premier conseil de guerre. Ma foi, je ne saurais quel autre nom donner à cette réunion d’hommes effarés, réfugiés derrière les pierres de ce vieux château guerrier.
«Nous pouvons tranquillement délibérer ici, commença Rouletabille; personne ne nous entendra et nous ne serons surpris par personne. Si l’on parvenait à franchir la première porte gardée par le père Jacques sans qu’il s’en aperçût, nous serions immédiatement avertis par l’avant-poste que j’ai établi au milieu même de la baille, dissimulé dans les ruines de la chapelle. Oui, j’ai placé là votre jardinier, Mattoni, Monsieur Rance. Je crois, à ce qu’on m’a dit, qu’on peut être sûr de cet homme? Dites-moi, je vous prie, votre avis?…»
J’écoutais Rouletabille avec admiration. Mrs. Edith avait raison. C’était vrai qu’il s’improvisait notre capitaine et voilà que, d’emblée, il prenait toutes dispositions susceptibles d’assurer la défense de la place. Certes! j’imagine qu’il n’avait point envie de la rendre, à n’importe quel prix, et qu’il était parfaitement disposé à se faire sauter en notre compagnie, plutôt que de capituler. Ah! le brave petit gouverneur de place que c’était là! Et, en vérité, il fallait être tout à fait brave pour entreprendre de défendre le fort d’Hercule contre Larsan, plus brave que s’il se fût agi de mille assiégeants, comme il arriva à l’un des comtes de la Mortola qui n’eût, pour débarrasser la place, qu’à faire donner grosses pièces, couleuvrines et bombardes et puis à charger l’ennemi déjà à moitié défait par le feu bien dirigé d’une artillerie qui était l’une des plus perfectionnées de l’époque. Mais là, aujourd’hui, qui avions-nous à combattre? Des ténèbres! Où était l’ennemi? Partout et nulle part! Nous ne pouvions ni viser, ne sachant où était le but, ni encore moins prendre l’offensive, ignorant où il fallait porter nos coups? Il ne nous restait qu’à nous garder, à nous enfermer, à veiller et à attendre!
Mr Arthur Rance ayant déclaré à Rouletabille qu’il répondait de son jardinier Mattoni, notre jeune homme, sûr désormais d’être couvert de ce côté, prit son temps pour nous expliquer d’abord d’une façon générale la situation. Il alluma sa pipe, en tira trois ou quatre bouffées rapides et dit:
«Voilà! Pouvons-nous espérer que Larsan, après s’être montré si insolemment à nous, sous nos murs, comme pour nous braver, comme pour nous défier, s’en tiendra à cette manifestation platonique? Se contentera-t-il d’un succès moral qui aura porté le trouble, la terreur et le découragement dans une partie de la garnison? Et disparaîtra-t-il? Je ne le pense pas, à vrai dire. D’abord, parce que ce n’est point dans son caractère essentiellement combatif, et qui ne se satisfait pas avec des demi-succès, ensuite parce que rien ne le force à disparaître! Songez qu’il peut tout contre nous, mais que nous ne pouvons rien contre lui, que nous défendre et frapper, si nous le pouvons, quand il le voudra bien! Nous n’avons, en effet, aucun secours à attendre du dehors. Et il le sait bien; c’est ce qui le fait si audacieux et si tranquille! Qui pouvons-nous appeler à notre aide?
– Le procureur!» fit, avec une certaine hésitation, Arthur Rance, car il pensait bien que, si cette hypothèse n’avait pas été encore envisagée par Rouletabille, c’est qu’il devait y avoir quelque obscure raison à cela.
Rouletabille considéra son hôte avec un air de pitié qui n’était point non plus exempt de reproche. Et il dit, d’un ton glacé qui renseigna définitivement Arthur Rance sur la maladresse de sa proposition: