«Vous devriez comprendre, monsieur, que je n’ai point, à Versailles, sauvé Larsan de la justice française, pour le livrer, aux Rochers Rouges, à la justice italienne.»
Mr Arthur Rance, qui ignorait, comme je l’ai dit, le premier mariage de la fille du professeur Stangerson, ne pouvait mesurer, comme nous, toute l’impossibilité où nous étions de révéler l’existence de Larsan sans déchaîner, surtout depuis la cérémonie de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, le pire des scandales et la plus redoutable des catastrophes; mais certains incidents inexpliqués du procès de Versailles avaient dû suffisamment le frapper pour qu’il fût à même de saisir que nous redoutions par-dessus tout d’intéresser à nouveau le public à ce que l’on avait appelé Le Mystère de Mademoiselle Stangerson.
Il comprit ce soir-là, mieux que jamais, que Larsan nous tenait par un de ces secrets terribles qui décident de l’honneur ou de la mort des gens, en dehors de toutes les magistratures de la terre.
Il s’inclina donc devant M. Robert Darzac, sans plus dire un mot; mais ce salut signifiait de toute évidence que Mr Arthur Rance était prêt à combattre pour la cause de Mathilde comme un noble chevalier qui s’inquiète peu des raisons de la bataille, du moment qu’il meure pour sa belle. Du moins, j’interprétai ainsi son geste, persuadé que l’Américain, malgré son récent mariage, était loin d’avoir oublié son ancienne passion.
M. Darzac dit:
«Il faut que cet homme disparaisse, mais en silence, soit qu’on le réduise à merci, soit qu’on passe avec lui un traité de paix, soit qu’on le tue!… Mais la première condition de sa disparition est le secret à garder sur sa réapparition. Surtout, je me ferai l’interprète de Mme Darzac en vous priant de tout faire au monde pour que M. Stangerson ignore que nous sommes menacés encore des coups de ce bandit!
– Les désirs de Mme Darzac sont des ordres, répliqua Rouletabille. M. Stangerson ne saura rien!…»
On s’occupa ensuite de la situation faite aux domestiques et de ce qu’on pouvait attendre d’eux. Heureusement, le père Jacques et les Bernier étaient déjà à demi dans le secret des choses et ne s’étonneraient de rien. Mattoni était assez dévoué pour obéir à Mrs. Edith «sans comprendre». Les autres ne comptaient pas. Il y avait bien encore Walter, le domestique du vieux Bob, mais il avait accompagné son maître à Paris et ne devait revenir qu’avec lui.
Rouletabille se leva, échangea par la fenêtre un signe avec Bernier qui se tenait debout sur le seuil de la Tour Carrée et revint s’asseoir au milieu de nous.
«Larsan ne doit pas être loin, dit-il. Pendant le dîner, j’ai fait une reconnaissance autour de la place. Nous disposons, au-delà de la porte Nord, d’une défense naturelle et sociale merveilleuse et qui remplace avantageusement l’ancienne barbacane du château. Nous avons là, à cinquante pas, du côté de l’Occident, les deux postes frontières des douaniers français et italiens dont l’inexorable vigilance peut nous être d’un grand secours. Le père Bernier est tout à fait bien avec ces braves gens et je suis allé avec lui les interroger. Le douanier italien ne parle que l’italien, mais le douanier français parle les deux langues, plus le jargon du pays, et c’est ce douanier (qui s’appelle, m’a dit Bernier, Michel) qui nous a servi de truchement général. Par son intermédiaire, nous avons appris que nos deux douaniers s’étaient intéressés à la manœuvre insolite, autour de la presqu’île d’Hercule, de la petite barque de Tullio, surnommé Le Bourreau de la Mer. Le vieux Tullio est une des anciennes connaissances de nos douaniers. C’est le plus habile contrebandier de la côte. Il traînait, ce soir, dans sa barque, un individu que les douaniers n’avaient jamais vu. La barque, Tullio et l’inconnu ont disparu du côté de la pointe de Garibaldi. J’y suis allé avec le père Bernier, et, pas plus que M. Darzac qui y était allé précédemment, nous n’avons rien aperçu. Cependant Larsan a dû débarquer… J’en ai comme le pressentiment. Dans tous les cas, je suis sûr que la barque de Tullio a abordé près de la pointe de Garibaldi…
– Vous en êtes sûr? s’écria M. Darzac.
– À cause de quoi en êtes-vous sûr? demandai-je.
– Bah! fit Rouletabille, elle a laissé encore la trace de sa proue dans le galet du rivage et, en abordant, elle a fait tomber de son bord le réchaud à pommes de pin que j’ai retrouvé et que les douaniers ont reconnu, réchaud qui sert à Tullio à éclairer les eaux quand il pêche la pieuvre, par les nuits calmes.
– Larsan est certainement descendu! reprit M. Darzac… Il est aux Rochers Rouges!…
– En tout cas, si la barque l’a laissé aux Rochers Rouges, il n’en est point revenu, fit Rouletabille. Les deux postes des douaniers sont placés sur le chemin étroit qui conduit des Rochers Rouges en France, de telle sorte que nul n’y peut passer de jour ou de nuit sans en être aperçu. Vous savez, d’autre part, que les Rochers Rouges forment cul-de-sac et que le sentier s’arrête devant ces rochers, à trois cents mètres environ de la frontière. Le sentier passe entre les rochers et la mer. Les rochers sont à pic et constituent une falaise d’une soixantaine de mètres de hauteur.
– Certes! fit Arthur Rance, qui n’avait encore rien dit, et qui semblait très intrigué, il n’a pu escalader la falaise.
– Il se sera caché dans les grottes, observa Darzac; il y a dans la falaise des poches profondes.
– Je l’ai pensé! dit Rouletabille. Aussi, moi, je suis retourné tout seul aux Rochers Rouges, après avoir renvoyé le père Bernier.
– C’était imprudent, remarquai-je.
– C’était par prudence! corrigea Rouletabille. J’avais des choses à dire à Larsan, que je ne tenais point à faire savoir à un tiers… Bref, je suis retourné aux Rochers Rouges; devant les grottes, j’ai appelé Larsan.
– Vous l’avez appelé! s’écria Arthur Rance.
– Oui! je l’ai appelé dans la nuit commençante, j’ai agité mon mouchoir, comme font les parlementaires avec leur drapeau blanc. Mais est-ce qu’il ne m’a point entendu? Est-ce qu’il n’a point vu mon drapeau?… Il n’a pas répondu.
– Il n’était peut-être plus là, hasardai-je.
– Je n’en sais rien!… J’ai entendu du bruit dans une grotte!…
– Et vous n’y êtes pas allé? demanda vivement Arthur Rance.
– Non! répondit simplement Rouletabille, mais vous pensez bien, n’est-ce pas? que ce n’est point parce que j’ai peur de lui…
– Courons-y! nous écriâmes-nous tous, en nous levant d’un même mouvement, et qu’on en finisse une bonne fois!
– Je crois, fit Arthur Rance, que nous n’avons jamais eu une meilleure occasion de joindre Larsan. Eh! nous ferons bien de lui ce que nous voudrons, au fond des Rochers Rouges!»
Darzac et Arthur Rance étaient déjà prêts; j’attendais ce qu’allait dire Rouletabille. D’un geste il les calma et les pria de se rasseoir…
«Il faut réfléchir à ceci, fit-il, que Larsan n’aurait pas agi autrement qu’il ne l’a fait, s’il avait voulu nous attirer ce soir dans les grottes des Rochers Rouges. Il se montre à nous, il débarque presque sous nos yeux à la pointe de Garibaldi, il nous eût crié en passant sous nos fenêtres: «Vous savez, je suis aux Rochers Rouges! Je vous attends! Venez-y!…» qu’il n’aurait peut-être pas été plus explicite ni plus éloquent!