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– Vous êtes allé aux Rochers Rouges, repartit Arthur Rance, qui s’avoua, du reste, profondément touché par l’argument de Rouletabille… et il ne s’est pas montré. Il s’y cache, méditant quelque crime abominable pour cette nuit… Il faut le déloger de là.

– Sans doute, répliqua Rouletabille, ma promenade aux Rochers Rouges n’a produit aucun résultat, parce que j’y suis allé seul… mais que nous y allions tous et nous pourrons trouver un résultat à notre retour…

– À notre retour? interrogea Darzac, qui ne comprenait pas.

– Oui, expliqua Rouletabille, à notre retour au château où nous aurons laissé Mme Darzac toute seule! Et où nous ne la retrouverions peut-être plus!… Oh! ajouta-t-il, dans le silence général, ce n’est là qu’une hypothèse. En ce moment, il nous est défendu de raisonner autrement que par hypothèse…»

Nous nous regardions tous, et cette hypothèse nous accablait. Évidemment, sans Rouletabille, nous allions peut-être faire une grosse bêtise, nous allions peut-être à un désastre…

Rouletabille s’était levé, pensif.

«Au fond, finit-il par dire, nous n’avions rien de mieux à faire pour cette nuit, que de nous barricader. Oh! barricade provisoire, car je veux que la place soit mise en état de défense absolue dès demain. J’ai fait fermer la porte de fer et je la fais garder par le père Jacques. J’ai mis Mattoni en sentinelle dans la chapelle. J’ai rétabli ici un barrage, sous la poterne, le seul point vulnérable de la seconde enceinte et je garderai moi-même ce barrage. Le père Bernier veillera toute la nuit à la porte de la Tour Carrée, et la mère Bernier, qui a de très bons yeux, et à laquelle j’ai fait encore donner une lunette marine, restera jusqu’au matin sur la plate-forme de la tour. Sainclair s’installera dans le petit pavillon de feuilles de palmier, sur la terrasse de la Tour Ronde. Du haut de cette terrasse, il surveillera, avec moi du reste, toute la seconde cour et les boulevards et parapets. Mrs. Arthur Rance et M. Robert Darzac se rendront dans la baille et devront se promener jusqu’à l’aurore, le premier sur le boulevard de l’Ouest, le second sur celui de l’Est, boulevards qui bornent la première cour du côté de la mer. Le service sera dur cette nuit, parce que nous ne sommes pas encore organisés. Demain nous dresserons un état de notre petite garnison et des domestiques sûrs, dont nous pouvons disposer en toute sécurité. S’il y a des domestiques douteux, on les fera sortir de la place. Vous apporterez ici, dans cette poterne, en cachette, toutes les armes dont vous pouvez disposer, fusils, revolvers. On se les partagera suivant les besoins du service de garde. La consigne est de tirer sur tout individu qui ne répond pas au qui vive! et qui ne vient pas se faire reconnaître. Il n’y a point de mot de passe, c’est inutile. Pour passer, il suffira de crier son nom et de faire voir son visage. Du reste, il n’y aura que nous qui aurons le droit de passer. Dès demain matin, je ferai dresser, à l’entrée intérieure de la porte Nord, la grille qui fermait jusqu’à ce soir son entrée extérieure, – entrée qui est close, désormais, par la porte de fer; et, dans la journée, les fournisseurs ne pourront franchir la voûte au-delà de la grille: ils déposeront leur marchandise dans la petite loge de la tour où j’ai gîté le père Jacques. À sept heures, tous les soirs, la porte de fer sera fermée. Demain matin, également, Mr Arthur Rance donnera des ordres pour faire venir menuisiers, maçons et charpentiers. Tout ce monde sera compté et ne devra, sous aucun prétexte, franchir la poterne de la seconde enceinte; tout ce monde sera également compté avant sept heures du soir, heure à laquelle devra avoir lieu le départ des ouvriers, au plus tard. Dans cette journée, les ouvriers devront entièrement achever leur travail, qui consistera à me fabriquer une porte pour ma poterne, à réparer une légère brèche du mur qui joint le Château Neuf à la Tour du Téméraire, et une autre petite brèche, qui se trouve située près de l’ancienne Tour Ronde de coin (B sur le plan) qui défend l’angle nord-ouest de la baille. Après quoi, je serai tranquille, et Mme Darzac, à laquelle je défends de quitter le château jusqu’à nouvel ordre, étant ainsi en sûreté, je pourrai tenter une sortie et partir en reconnaissance sérieuse à la recherche du camp de Larsan. Allons, Mister Arthur Rance, aux armes! Allez me chercher les armes dont vous disposez ce soir… Moi, j’ai prêté mon revolver au père Bernier, qui se promènera devant la porte de l’appartement de Mme Darzac…»

Quiconque eût ignoré les événements du Glandier et aurait entendu un pareil langage dans la bouche de Rouletabille n’aurait point manqué de traiter de fous et celui qui le tenait, et ceux qui l’écoutaient! Mais, je le répète, si celui-là avait vécu la nuit de la galerie inexplicable, et la nuit du cadavre incroyable, il aurait fait comme moi: il eût chargé son revolver, et attendu le jour sans faire le malin!

VIII Quelques pages historiques sur Jean Roussel-Larsan-Ballmeyer.

Une heure plus tard, nous étions tous à notre poste et nous faisions les cent pas, le long des parapets, sous la lune, examinant attentivement la terre, le ciel et les eaux et écoutant avec anxiété les moindres bruits de la nuit, la respiration de la mer, le vent du large qui commença à chanter vers trois heures du matin. Mrs. Edith, qui s’était levée, vint alors rejoindre Rouletabille sous sa poterne. Celui-ci m’appela, me donna la garde de la poterne et de Mrs. Edith et s’en fut faire une ronde. Mrs. Edith était de la plus charmante humeur du monde. Le sommeil lui avait fait du bien et elle semblait s’amuser follement de la figure blafarde qu’elle venait de trouver à son mari auquel elle avait porté un verre de whisky.

«Oh! c’est très amusant! me disait-elle en frappant dans ses petites mains. C’est très amusant!… Ce Larsan, comme je voudrais le connaître!…»

Je ne pus m’empêcher de frissonner en entendant un pareil blasphème. Décidément, il y a de petites âmes romanesques qui ne doutent de rien, et qui, dans leur inconscience, insultent au destin. Ah! la malheureuse, si elle s’était doutée!

Je passai deux heures charmantes avec Mrs. Edith à lui raconter d’affreuses histoires sur Larsan, toutes historiques. Et, puisque l’occasion s’en présente, je me permettrai de faire connaître au lecteur historiquement, si je puis me servir ici d’une expression qui rend parfaitement ma pensée, ce type de Larsan-Ballmeyer, dont certains, à l’occasion du rôle inouï que je lui attribuai dans Le Mystère de la Chambre Jaune, ont pu mettre l’existence en doute. Comme ce rôle atteint, dans Le Parfum de la Dame en noir, à des hauteurs que quelques-uns pourraient juger inaccessibles, j’estime qu’il est de mon devoir de préparer l’esprit du lecteur à admettre en fin de compte que je ne suis que le vulgaire rapporteur d’une affaire unique dans le monde, et que je n’invente rien. Au surplus, Rouletabille, dans le cas où j’aurais la sotte prétention d’ajouter à une aussi prodigieuse et naturelle histoire quelque ornement imaginaire, s’y opposerait et me dirait mon fait, raide comme balle. Des intérêts trop considérables sont en jeu et le fait d’une telle publication doit entraîner de trop redoutables conséquences pour que je ne m’astreigne point à une narration sévère, un peu sèche et méthodique. Je renverrai donc ceux qui pourraient croire à quelque roman policier – l’abominable mot a été prononcé – au procès de Versailles. Maîtres Henri-Robert et André Hesse, qui plaidaient pour M. Robert Darzac, firent entendre là d’admirables plaidoiries qui ont été sténographiées et dont, certainement, ils ont dû conserver quelque copie. Enfin, il ne faut pas oublier que, bien avant que le destin ne mît aux prises Larsan-Ballmeyer et Joseph Rouletabille, l’élégant bandit avait donné une rude besogne aux chroniqueurs judiciaires. Nous n’avons qu’à ouvrir la Gazette des Tribunaux et à parcourir les comptes rendus des grands quotidiens, le jour où Ballmeyer fut condamné par la Cour d’assises de la Seine à dix ans de travaux forcés, pour être renseignés sur le type. Alors, on comprendra qu’il n’y a plus rien à inventer sur un homme quand on peut raconter une pareille histoire; et ainsi le lecteur, connaissant désormais «son genre», c’est-à-dire sa façon d’opérer et son audace sans seconde, se gardera de sourire quand Joseph Rouletabille, prudemment, entre Ballmeyer-Larsan et Mme Darzac, jettera un pont-levis.