Выбрать главу

M. Albert Bataille, du Figaro, qui a publié les admirables Causes criminelles et mondaines, a consacré de bien intéressantes pages à Ballmeyer.

Ballmeyer avait eu une enfance heureuse. Il n’est point arrivé à l’escroquerie, comme tant d’autres, après avoir parcouru les dures étapes de la misère. Fils d’un riche commissionnaire de la rue Molay, il aurait pu rêver d’autres destinées; mais sa vocation, c’était la mainmise sur l’argent d’autrui. Tout jeune, il se destina à l’escroquerie comme d’autres se destinent à l’École des Mines. Son début fut un coup de génie. L’histoire est incroyable – Ballmeyer subtilisant une lettre chargée adressée à la maison de son père, puis prenant le train pour Lyon, avec l’argent volé, et écrivant à l’auteur de ses jours:

«Monsieur, je suis un ancien militaire retraité et médaillé. Mon fils, commis des postes, a, pour payer une dette de jeu, soustrait, dans le bureau ambulant, une lettre à votre adresse. J’ai réuni la famille; d’ici à quelques jours nous pourrons parfaire la somme nécessaire au remboursement. Vous êtes père: ayez pitié d’un père! Ne brisez pas tout un passé d’honneur!»

M. Ballmeyer père accorda noblement des délais. Il attend encore le premier acompte ou plutôt il ne l’attend plus, le procès lui ayant appris, après dix années, quel était le vrai coupable.

Ballmeyer, rapporte M. Albert Bataille, semble avoir reçu de la nature tous les attributs qui constituent l’escroc de race: une prodigieuse variété d’esprit, le don de persuader les naïfs, le souci de la mise en scène et du détail, le génie du travestissement, la précaution infinie, à ce point qu’il faisait marquer son linge à des initiales appropriées toutes les fois qu’il jugeait utile de changer de nom. Mais, ce qui le caractérise surtout, c’est, en dehors d’aptitudes étonnantes pour l’évasion, une coquetterie de fraude, d’ironie, de défi à la justice; c’est le plaisir malin de dénoncer lui-même au parquet de prétendus coupables, sachant combien le magistrat s’attarde par tempérament aux fausses pistes.

Cette joie de mystifier les juges apparaît dans tous les actes de sa vie. Au régiment, Ballmeyer vole la caisse de sa compagnie: il accuse le capitaine-trésorier. Il commet un vol de quarante mille francs au préjudice de la maison Furet, et, aussitôt, il dénonce au juge d’instruction M. Furet comme s’étant volé lui-même.

L’affaire Furet restera longtemps célèbre dans les fastes judiciaires, sous cette rubrique désormais classique: «le coup du téléphone». La science appliquée à l’escroquerie n’a encore rien donné de mieux.

Ballmeyer soustrait une traite de mille six cents livres sterling dans le courrier de MM. Furet frères, négociants commissionnaires, rue Poissonnière, qui l’ont laissé s’installer dans leurs bureaux.

Il se rend rue Poissonnière, dans la maison de M. Furet, et, contrefaisant la voix de M. Edmond Furet, demande par téléphone à M. Cohen, banquier, s’il serait disposé à escompter la traite. M. Cohen répond affirmativement et, dix minutes plus tard, Ballmeyer, après avoir coupé le fil téléphonique pour prévenir un contre-ordre ou des demandes d’explications, fait toucher l’argent par un compère, un nommé Rivard, qu’il a connu naguère aux bataillons d’Afrique, où de fâcheuses histoires de régiment les avaient fait expédier l’un et l’autre.

Il prélève la part du lion; puis il court au parquet pour dénoncer Rivard et, comme je le disais, le volé, M. Edmond Furet lui-même!…

Une confrontation épique a lieu dans le cabinet de M. Espierre, le juge d’instruction chargé de l’affaire.

«Voyons, mon cher Furet, dit Ballmeyer au négociant ahuri, je suis désolé de vous accuser, mais vous devez la vérité à la justice. C’est une affaire qui ne tire pas à conséquence: avouez donc! Vous avez eu besoin de quarante mille francs pour liquider une petite dette au salon des courses, et vous les avez fait payer à votre maison. C’est vous qui avez téléphoné.

– Moi! moi! balbutiait M. Edmond Furet, anéanti.

– Avouez donc, vous savez bien qu’on a reconnu votre voix.»

Le malheureux volé coucha bel et bien à Mazas pendant huit jours et la police fournit sur lui un rapport épouvantable; si bien que M. Cruppi, alors avocat général, aujourd’hui ministre du Commerce, dut présenter à M. Furet les excuses de la justice. Quant à Rivard, il était condamné par contumace à vingt ans de travaux forcés!

On pourrait raconter vingt traits de ce genre sur Ballmeyer. En vérité, à ce moment-là, avant de s’adonner au drame, il jouait la comédie, et quelle comédie! Il faut connaître tout au long l’histoire d’une de ses évasions. Rien de plus prodigieusement comique que l’aventure de ce prisonnier rédigeant un long mémoire insipide, uniquement pour pouvoir l’étaler sur la table du juge, M. Villers, et, en bouleversant les imprimés, jeter un coup d’œil sur la formule des ordres de mises en liberté.

Rentré à Mazas, le filou écrivit une lettre signée «Villers», dans laquelle, selon la formule surprise, M. Villers priait le directeur de la prison de mettre le détenu Ballmeyer en liberté sur-le-champ. Mais il manquait au papier le timbre du juge.

Ballmeyer ne s’embarrassa pas pour si peu. Il reparut le lendemain à l’instruction, dissimulant sa lettre dans sa manche, protesta de son innocence, feignit une grande colère, et, en gesticulant avec le cachet déposé sur la table, il fit tout à coup tomber l’encrier sur le pantalon bleu du garde qui l’accompagnait.

Pendant que le pauvre Pandore, entouré du magistrat et du greffier, qui compatissaient à son malheur, épongeait tristement son «numéro un», Ballmeyer profitait de l’inattention générale pour appliquer un fort coup de tampon sur l’ordre de mise en liberté et se confondait à son tour en excuses.

Le tour était joué. L’escroc sortit en jetant négligemment le papier signé et timbré aux gardes de la souricière.

«À quoi donc pense M. Villers, fit-il, de me faire porter ses papiers! Me prend-il pour son domestique?»

Les gardes ramassèrent précieusement l’imprimé, et le brigadier de service le fit porter à son adresse, à Mazas. C’était l’ordre de mettre sur-le-champ en liberté le nommé Ballmeyer. Le soir même, Ballmeyer était libre.

C’était sa seconde évasion. Arrêté pour le vol Furet, il s’était échappé une première fois en passant la jambe et en jetant du poivre au garde qui l’amenait au dépôt, et le soir même il assistait, cravaté de blanc, à une première de la Comédie-Française. Déjà, à l’époque où il avait été condamné par le conseil de guerre à cinq ans de travaux publics pour avoir volé la caisse de sa compagnie, il avait failli sortir du Cherche-Midi en se faisant enfermer par ses camarades dans un sac de papiers de rebut. Un contre-appel imprévu fit échouer ce plan si bien conçu.