… Mais on n’en finirait point s’il fallait raconter ici les étonnantes aventures du premier Ballmeyer.
Tour à tour comte de Maupas, vicomte Drouet d’Erlon, comte de Motteville, comte de Bonneville [2], élégant, beau joueur, faisant la mode, il parcourt les plages et les villes d’eaux: Biarritz, Aix-les-Bains, Luchon, perdant au cercle jusqu’à dix mille francs dans sa soirée, entouré de jolies femmes qui se disputent ses sourires; car cet escroc émérite est doublé d’un séducteur. Au régiment, il avait fait la conquête, platonique heureusement, de la fille de son colonel!… Connaissez-vous le «type» maintenant?
Eh bien, c’est cet homme que Joseph Rouletabille allait combattre!
Je crus bien, ce soir-là, avoir suffisamment édifié Mrs. Edith sur la personnalité du célèbre bandit. Elle m’écoutait dans un silence qui finit par m’impressionner et alors, me penchant sur elle, je m’aperçus qu’elle dormait. Cette attitude aurait pu ne point me donner une grande idée de cette petite personne. Mais, comme elle me permit de la contempler à loisir, il en résulta au contraire pour moi des sentiments que je voulus plus tard en vain chasser de mon cœur.
La nuit se passa sans surprise. Quand le jour arriva, je le saluai avec un grand soupir de soulagement. Tout de même Rouletabille ne me permit de m’aller coucher qu’à huit heures du matin quand il eut réglé son service de jour. Il était déjà au milieu des ouvriers qu’il avait fait venir et qui travaillaient activement à la réparation de la brèche de la tour B. Les travaux furent menés si judicieusement et si promptement que le château fort d’Hercule se trouva le soir même aussi hermétiquement clos dans la nature, avec toutes ses enceintes, qu’il l’est linéairement parlant sur le papier. Assis sur un gros moellon, ce matin-là, Rouletabille commençait déjà à dessiner sur son calepin le plan que j’ai soumis au lecteur, et il me disait, cependant que, fatigué de ma nuit, je faisais des efforts ridicules pour ne point fermer les yeux:
«Voyez-vous, Sainclair! Les imbéciles vont croire que je me fortifie pour me défendre. Eh bien, ce n’est là qu’une pauvre partie de la vérité: car je me fortifie surtout pour raisonner. Et, si je bouche des brèches, c’est moins pour que Larsan ne puisse s’y introduire que pour épargner à ma raison l’occasion d’une «fuite»! Par exemple, je ne pourrais raisonner dans une forêt! Comment voulez-vous raisonner dans une forêt? La raison fuit de toutes parts, dans une forêt! Mais dans un château fort bien clos! Mon ami, c’est comme dans un coffre-fort bien fermé: si vous êtes dedans, et que vous ne soyez point fou, il faut bien que votre raison s’y retrouve!
– Oui, oui! répétai-je en branlant la tête, il faut bien que votre raison s’y retrouve!…
– Eh bien, là-dessus, me fit-il, allez vous coucher, mon ami, car vous dormez tout debout.
IX Arrivée inattendue du «vieux Bob».
Quand on vint frapper à ma porte, vers onze heures du matin, cependant que la voix de la mère Bernier me transmettait l’ordre de Rouletabille de me lever, je me précipitai à ma fenêtre. La rade était d’une splendeur sans pareille et la mer d’une transparence telle que la lumière du soleil la traversait comme elle eût fait d’une glace sans tain, de telle sorte qu’on apercevait les rochers, les algues et la mousse et tout le fond maritime, comme si l’élément aquatique eût cessé de les recouvrir. La courbe harmonieuse de la rive mentonaise enfermait cette onde pure dans un cadre fleuri. Les villas de Garavan, toutes blanches et toutes roses, paraissaient fraîches écloses de cette nuit. La presqu’île d’Hercule était un bouquet qui flottait sur les eaux, et les vieilles pierres du château embaumaient.
Jamais la nature ne m’était apparue plus douce, plus accueillante, plus aimante, ni surtout plus digne d’être aimée. L’air serein, la rive nonchalante, la mer pâmée, les montagnes violettes, tout ce tableau auquel mes sens d’homme du Nord étaient peu accoutumés évoquait des idées de caresses. C’est alors que je vis un homme qui frappait la mer. Oh! il la frappait à tour de bras! J’en aurais pleuré, si j’avais été poète. Le misérable paraissait agité d’une rage affreuse. Je ne pouvais me rendre compte de ce qui avait excité sa fureur contre cette onde tranquille; mais celle-ci devait évidemment lui avoir donné quelque motif sérieux de mécontentement, car il ne cessait ses coups. Il s’était armé d’un énorme gourdin et, debout dans sa petite embarcation qu’un enfant craintif poussait de la rame en tremblant, il administrait à la mer, un instant éclaboussée, une «dégelée de marrons» qui provoquait la muette indignation de quelques étrangers arrêtés au rivage. Mais, comme il arrive toujours en pareil cas où l’on redoute de se mêler de ce qui ne vous regarde pas, ceux-ci laissaient faire sans protester. Qu’est-ce qui pouvait ainsi exciter cet homme sauvage? Peut-être bien le calme même de la mer qui, après avoir été un moment troublée par l’insulte de ce fou, reprenait son visage immobile.
Je fus alors interpellé par la voix amie de Rouletabille qui m’annonçait que l’on déjeunait à midi. Rouletabille exhibait une tenue de plâtrier, tous ses habits attestant qu’il s’était promené dans des maçonneries trop fraîches. D’une main il s’appuyait sur un mètre et son autre main jouait avec un fil à plomb. Je lui demandai s’il avait aperçu l’homme qui battait les eaux. Il me répondit que c’était Tullio qui travaillait de son état à chasser le poisson dans les filets, en lui faisant peur. C’est alors que je compris pourquoi, dans le pays, on appelait Tullio «le Bourreau de la Mer».
Rouletabille m’apprit encore par la même occasion qu’ayant interrogé Tullio, ce matin, sur l’homme qu’il avait conduit dans sa barque la veille au soir et à qui il avait fait faire le tour de la presqu’île d’Hercule, Tullio lui avait répondu qu’il ne connaissait point cet homme, que c’était un original qu’il avait embarqué à Menton et qui lui avait donné cinq francs pour qu’il le débarquât à la pointe des Rochers Rouges.
Je m’habillai vivement et rejoignis Rouletabille qui m’apprit que nous allions avoir au déjeuner un nouvel hôte: il s’agissait du vieux Bob. On l’attendit pour se mettre à table et puis, comme il n’arrivait point, on commença de déjeuner sans lui, dans le cadre fleuri de la terrasse ronde du Téméraire.
Une admirable bouillabaisse apportée toute fumante du restaurant des Grottes, qui possède la réserve la mieux fournie en rascasses et poissons de roches de tout le littoral, arrosée d’un petit «vino del paese» et servie dans la lumière et la gaieté des choses, contribua au moins autant que toutes les précautions de Rouletabille à nous rasséréner. En vérité, le redoutable Larsan nous faisait moins peur sous le beau soleil des cieux éclatants qu’à la pâle lueur de la lune et des étoiles! Ah! que la nature humaine est oublieuse et facilement impressionnable! J’ai honte de le dire: nous étions très fiers – oh! tout à fait fiers (du moins je parle pour moi et pour Arthur Rance et aussi naturellement pour Mrs. Edith, dont la nature romanesque et mélancolique était superficielle) de sourire de nos transes nocturnes et de notre garde armée sur les boulevards de la citadelle… quand le vieux Bob fit son apparition. Et – disons-le, disons-le – ce n’est point cette apparition qui eût pu nous ramener à des pensers plus moroses. J’ai rarement aperçu quelqu’un de plus comique que le vieux Bob se promenant, dans le soleil éblouissant d’un printemps du midi, avec un chapeau haut de forme noir, sa redingote noire, son gilet noir, son pantalon noir, ses lunettes noires, ses cheveux blancs et ses joues roses. Oui, oui, nous avons bien ri sous la tonnelle de la tour de Charles le Téméraire. Et le vieux Bob rit avec nous. Car le vieux Bob est la gaieté même.