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Que faisait ce vieux savant au château d’Hercule? Le moment est peut-être venu de le dire. Comment s’était-il résolu à quitter ses collections d’Amérique, et ses travaux, et ses dessins, et son musée de Philadelphie? Voilà. On n’a pas oublié que Mr Arthur Rance était déjà considéré dans sa patrie comme un phrénologue d’avenir, quand sa mésaventure amoureuse avec Mlle Stangerson l’éloigna tout à coup de l’étude qu’il prit en dégoût. Après son mariage avec Miss Edith, celle-ci l’y poussant, il sentit qu’il se remettrait avec plaisir à la science de Gall et de Lavater. Or, dans le moment même qu’ils visitaient la Côte d’Azur, l’automne qui précéda les événements actuels, on faisait grand bruit autour des découvertes nouvelles que M. Abbo venait de faire aux Rochers Rouges, dénommés encore, dans le patois mentonais, Baoussé-Roussé. Depuis de longues années, depuis 1874, les géologues et tous ceux qui s’occupent d’études préhistoriques avaient été extrêmement intéressés par les débris humains trouvés dans les cavernes et les grottes des Rochers Rouges. MM. Julien, Rivière, Girardin, Delesot, étaient venus travailler sur place et avaient su intéresser l’Institut et le ministère de l’Instruction publique à leurs découvertes. Celles-ci firent bientôt sensation, car elles attestaient, à ne pouvoir s’y méprendre, que les premiers hommes avaient vécu en cet endroit avant l’époque glaciaire. Sans doute la preuve de l’existence de l’homme à l’époque quaternaire était faite depuis longtemps; mais, cette époque mesurant, d’après certains, deux cent mille ans, il était intéressant de fixer cette existence dans une étape déterminée de ces deux cent mille années. On fouillait toujours aux Rochers Rouges et on allait de surprise en surprise. Cependant, la plus belle des grottes, la Barma Grande, comme on l’appelait dans le pays, était restée intacte, car elle était propriété privée de M. Abbo, qui tenait le restaurant des Grottes, non loin de là, au bord de la mer. M. Abbo venait de se déterminer, lui aussi, à fouiller sa grotte. Or, la rumeur publique (car l’événement avait dépassé les bornes du monde scientifique) répandait le bruit qu’il venait de trouver dans la Barma Grande d’extraordinaires ossements humains, des squelettes très bien conservés par une terre ferrugineuse, contemporaine des mammouths du début de l’époque quaternaire ou même de la fin de l’époque tertiaire!

Arthur Rance et sa femme coururent à Menton et, pendant que son mari passait ses journées à remuer des «débris de cuisine», comme on dit en termes scientifiques, datant de deux cent mille ans, fouillant lui-même l’humus de la Barma Grande et mesurant les crânes de nos ancêtres, sa jeune femme prenait un inlassable plaisir à s’accouder non loin de là, aux créneaux moyenâgeux d’un vieux château fort qui dressait sa massive silhouette sur une petite presqu’île, reliée aux Rochers Rouges par quelques pierres écroulées de la falaise. Les légendes les plus romanesques se rattachaient à ce vestige des vieilles guerres génoises; et il semblait à Edith, mélancoliquement penchée au haut de sa terrasse, sur le plus beau décor du monde, qu’elle était une de ces nobles demoiselles de l’ancien temps, dont elle avait tant aimé les cruelles aventures dans les romans de ses auteurs favoris. Le château était à vendre à un prix des plus raisonnables. Arthur Rance l’acheta et, ce faisant, il combla de joie sa femme qui fit venir les maçons et les tapissiers et eut tôt fait, en trois mois, de transformer cette antique bâtisse en un délicieux nid d’amoureux pour une jeune personne qui se souvient de La Dame du lac et de La Fiancée de Lammermoor.

Quand Arthur Rance s’était trouvé en face du dernier squelette découvert dans la Barma Grande ainsi que des fémurs de l’Elephas antiquus sortis de la même couche de terrain, il avait été transporté d’enthousiasme, et son premier soin avait été de télégraphier au vieux Bob que l’on avait peut-être enfin découvert à quelques kilomètres de Monte-Carlo ce qu’il cherchait, au prix de mille périls, depuis tant d’années, au fond de la Patagonie. Mais son télégramme ne parvint pas à destination, car le vieux Bob, qui avait promis de rejoindre le nouveau ménage dans quelques mois avait déjà pris le bateau pour l’Europe. Évidemment, la renommée l’avait déjà renseigné sur les trésors des Baoussé-Roussé. Quelques jours plus tard, il débarquait à Marseille et arrivait à Menton où il s’installait en compagnie d’Arthur Rance et de sa nièce dans le fort d’Hercule, qu’il remplit aussitôt des éclats de sa gaieté.

La gaieté du vieux Bob nous paraît un peu théâtrale, mais c’est là, sans doute, un effet de notre triste humeur de la veille. Le vieux Bob a une âme d’enfant; et il est coquet comme une vieille femme, c’est-à-dire que sa coquetterie change rarement d’objet et qu’ayant, une fois pour toutes, adopté un costume sévère, de préférence correct (redingote noire, gilet noir, pantalon noir, cheveux blancs, joues roses), elle s’attache uniquement à en perpétuer l’impressionnante harmonie. C’est dans cet uniforme professoral que le vieux Bob chassait le tigre des pampas et qu’il fouille maintenant les grottes des Rochers Rouges, à la recherche des derniers ossements de l’Elephas antiquus.

Mrs. Edith nous le présenta et il poussa un gloussement poli, et puis il se reprit à rire de toute sa large bouche qui allait de l’un à l’autre de ses favoris poivre et sel qu’il avait soigneusement taillés en triangles. Le vieux Bob exultait et nous en apprîmes bientôt la raison. Il rapportait de sa visite au Muséum de Paris la certitude que le squelette de la Barma Grande n’était point plus ancien que celui qu’il avait rapporté de sa dernière expédition à la Terre de Feu. Tout l’Institut était de cet avis et prenait pour base de ses raisonnements le fait que l’os à moelle de l’Elephas que le vieux Bob avait apporté à Paris, et que le propriétaire de la Barma Grande lui avait prêté après lui avoir affirmé qu’il l’avait trouvé dans la même couche de terrain que le fameux squelette, – que cet os à moelle, disons-nous, appartenait à un Elephas antiquus du milieu de la période quaternaire. Ah! il fallait entendre avec quel joyeux mépris le vieux Bob parlait de ce milieu de la période quaternaire! À cette idée d’un os à moelle du milieu de la période quaternaire, il éclatait de rire comme si on lui avait conté une bonne farce! Est-ce qu’à notre époque un savant, un véritable savant, digne en vérité de ce nom de savant, pouvait encore s’intéresser à un squelette du milieu de la période quaternaire! Le sien – son squelette, ou tout au moins celui qu’il avait rapporté de la terre de feu – datait du commencement de cette période, par conséquent était plus vieux de cent mille ans… vous entendez: cent mille ans! Et il en était sûr, à cause de cette omoplate ayant appartenu à l’ours des cavernes, omoplate qu’il avait trouvée, lui, le vieux Bob, entre les bras de son propre squelette. (Il disait: mon propre squelette, ne faisant plus de différence, dans son enthousiasme, entre son squelette vivant qu’il habillait tous les jours de sa redingote noire, de son gilet noir, de son pantalon noir, de ses cheveux blancs, de ses joues roses, et le squelette préhistorique de la Terre de Feu).