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«Ainsi, mon squelette date de l’ours des cavernes!… Mais celui des Baoussé-Roussé! Oh! là là! mes enfants! tout au plus de l’époque du mammouth… et encore! non, non!… du rhinocéros à narines cloisonnées! Ainsi!… On n’a plus rien à découvrir, mesdames et messieurs, dans la période du rhinocéros à narines cloisonnées!… Je vous le jure, foi de vieux Bob!… Mon squelette à moi vient de l’époque chelléenne, comme vous dites en France… Pourquoi riez-vous, espèces d’ânes!… Tandis que je ne suis même point sûr que l’Elephas antiquus des Rochers Rouges date de l’époque moustérienne! Et pourquoi pas de l’époque solutréenne? Ou encore, ou encore! De l’époque magdalénienne!… Non! non! c’en est trop! Un Elephas antiquus de l’époque magdalénienne, ça n’est pas possible! Cet Elephas me rendra fou! Cet Antiquus me rendra malade! Ah! j’en mourrai de joie… pauvres Baoussé-Roussé!»

Mrs. Edith eut la cruauté d’interrompre la jubilation du vieux Bob en lui annonçant que le prince Galitch, qui s’était rendu acquéreur de la grotte de Roméo et Juliette, aux Rochers Rouges, devait avoir fait une découverte tout à fait sensationnelle, car elle l’avait vu, le lendemain même du départ du vieux Bob pour Paris, passer devant le fort d’Hercule, emportant sous son bras une petite caisse qu’il lui avait montrée en lui disant: «Voyez-vous, mistress Rance, j’ai là un trésor! Oh! un véritable trésor!» Elle avait demandé ce que c’était que ce trésor, mais l’autre l’avait agacée, disant qu’il voulait en faire la surprise au vieux Bob, à son retour! Enfin le prince Galitch lui avait avoué qu’il venait de découvrir «le plus vieux crâne de l’humanité»!

Mrs. Edith n’avait pas plutôt prononcé cette phrase que toute la gaieté du vieux Bob s’écroula; une fureur souveraine se répandit sur ses traits ravagés et il cria:

«Ça n’est pas vrai!… Le plus vieux crâne de l’humanité, il est au vieux Bob! C’est le crâne du vieux Bob!»

Et il hurla:

«Mattoni! Mattoni! fais apporter ma malle, ici!… ici!…»

Justement Mattoni traversait la Cour de Charles le Téméraire avec le bagage du vieux Bob sur son dos. Il obéit au professeur et apporta la malle devant nous. Sur quoi le vieux Bob, prenant son trousseau de clefs, se jeta à genoux et ouvrit la caisse. De cette caisse, qui contenait des effets et du linge pliés avec beaucoup d’ordre, il sortit un carton à chapeau et, de ce carton à chapeau, il sortit un crâne qu’il déposa au milieu de la table, parmi nos tasses à café.

«Le plus vieux crâne de l’humanité, dit-il, le voilà!… C’est le crâne du vieux Bob!… Regardez-le!… C’est lui! Le vieux Bob ne sort jamais sans son crâne!…»

Et il le prit et se mit à le caresser, les yeux brillants et ses lèvres épaisses écartées à nouveau par le rire. Si vous voulez bien vous représenter que le vieux Bob savait imparfaitement le français et le prononçait mi à l’anglaise, mi à l’espagnole – il parlait parfaitement l’espagnol – vous voyez et vous entendez la scène! Rouletabille et moi, nous n’en pouvions plus et nous nous tenions les côtes de rire. D’autant mieux que, dans ses discours, le vieux Bob s’interrompait lui-même de rire pour nous demander quel était l’objet de notre gaieté. Sa colère eut auprès de nous plus de succès encore, et il n’est pas jusqu’à Mme Darzac qui ne s’essuyât les yeux, parce que, en vérité, le vieux Bob était drôle à faire pleurer avec son plus vieux crâne de l’humanité. Je pus constater à cette heure où nous prenions le café qu’un crâne de deux cent mille ans n’est point effrayant à voir, surtout si, comme celui-là, il a toutes ses dents.

Soudain le vieux Bob devint sérieux. Il éleva le crâne dans la main droite et, l’index de la main gauche appuyé au front de l’ancêtre:

«Lorsqu’on regarde le crâne par le haut, on note une forme pentagonale très nette, qui est due au développement notable des bosses pariétales et à la saillie de l’écaille de l’occipital! La grande largeur de la face tient au développement exagéré des accords zygomatiques!… Tandis que, dans la tête des troglodytes des Baoussé-Roussé, qu’est-ce que j’aperçois?…»

Je ne saurais dire ce que le vieux Bob aperçut, dans ce moment-là, dans la tête des troglodytes, car je ne l’écoutais plus, mais je le regardais. Et je n’avais plus envie de rire du tout. Le vieux Bob me parut effrayant, farouche, factice comme un vieux cabot, avec sa gaieté en fer-blanc et sa science de pacotille. Je ne le quittai plus des yeux. Il me sembla que ses cheveux remuaient! Oui, comme remue une perruque. Une pensée, la pensée de Larsan qui ne me quittait plus jamais complètement m’embrasa la cervelle; j’allais peut-être parler quand un bras se glissa sous le mien, et je fus entraîné par Rouletabille.

«Qu’avez-vous, Sainclair?… me demanda, sur un ton affectueux, le jeune homme.

– Mon ami, fis-je, je ne vous le dirai point, car vous vous moqueriez encore de moi…»

Il ne me répondit pas tout d’abord et m’entraîna vers le boulevard de l’Ouest. Là, il regarda autour de lui, vit que nous étions seuls, et me dit:

«Non, Sainclair, non… Je ne me moquerai point de vous… Car vous êtes dans la vérité en le voyant partout autour de vous. S’il n’y était point tout à l’heure, il y est peut-être maintenant… Ah! il est plus fort que les pierres!… Il est plus fort que tout!… Je le redoute moins dehors que dedans!… Et je serais bien heureux que ces pierres que j’ai appelées à mon secours pour l’empêcher d’entrer m’aident à le retenir… Car, Sainclair, JE LE SENS ICI!»

Je serrai la main de Rouletabille, car moi aussi, chose singulière, j’avais cette impression… Je sentais sur moi les yeux de Larsan… Je l’entendais respirer… Quand cette sensation avait-elle commencé? Je n’aurais pu le dire… Mais il me semblait qu’elle m’était venue avec le vieux Bob.

Je dis à Rouletabille, avec inquiétude:

«Le vieux Bob?»

Il ne me répondit pas. Au bout de quelques instants, il fit:

«Prenez-vous toutes les cinq minutes la main gauche avec la main droite et demandez-vous: «Est-ce toi, Larsan?» Quand vous vous serez répondu, ne soyez pas trop rassuré, car il vous aura peut-être menti et il sera déjà dans votre peau que vous n’en saurez rien encore!»

Sur quoi, Rouletabille me laissa seul sur le boulevard de l’Ouest. C’est là que le père Jacques vint me trouver. Il m’apportait une dépêche. Avant de la lire, je le félicitai sur sa bonne mine. Comme nous tous, il avait cependant passé une nuit blanche; mais il m’expliqua que le plaisir de voir enfin sa maîtresse heureuse le rajeunissait de dix ans. Puis il tenta de me demander les motifs de la veille étrange qu’on lui avait imposée et le pourquoi de tous les événements qui se poursuivaient au château depuis l’arrivée de Rouletabille et des précautions exceptionnelles qui avaient été prises pour en défendre l’entrée à tout étranger. Il ajouta même que, si cet affreux Larsan n’était point mort, il serait porté à croire qu’on redoutait son retour. Je lui répondis que ce n’était point le moment de raisonner et que, s’il était un brave homme, il devait, comme tous les autres serviteurs, observer la consigne en soldat, sans essayer d’y rien comprendre ni surtout de la discuter. Il me salua et s’éloigna en hochant la tête. Cet homme était évidemment très intrigué et il ne me déplaisait point que, puisqu’il avait la surveillance de la porte Nord, il songeât à Larsan. Lui aussi avait failli être victime de Larsan; il ne l’avait pas oublié. Il s’en tiendrait mieux sur ses gardes.