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M. Darzac resta quatre mois à San Remo et nous revint presque entièrement rétabli. Ses yeux, cependant, étaient encore faibles et il était dans la nécessité d’en prendre le plus grand soin. Rouletabille et moi avions décidé de surveiller le Brignolles, mais nous fûmes satisfaits d’apprendre que le mariage allait avoir lieu presque aussitôt et que M. Darzac emmènerait sa femme, dans un long voyage, loin de Paris et… loin de Brignolles.

À son retour de San Remo, M. Darzac m’avait demandé:

«Eh bien, où en êtes-vous avec ce pauvre Brignolles? Êtes-vous revenu sur son compte?

– Ma foi non!» avais-je répondu.

Et il s’était encore moqué de moi, m’envoyant quelques-unes de ces plaisanteries provençales qu’il affectionnait quand les événements lui permettaient d’être gai, et qui avaient retrouvé dans sa bouche une saveur nouvelle depuis que son séjour dans le midi avait rendu à son accent toute sa belle couleur initiale.

Il était heureux! Mais nous ne pûmes avoir une idée véritable de son bonheur – car, entre son retour et son mariage, nous eûmes peu d’occasions de le voir – que sur le seuil même de cette église où il nous apparut comme transformé. Il redressait avec un orgueil bien compréhensible sa taille légèrement voûtée. Le bonheur le faisait plus grand et plus beau!

«C’est le cas de dire qu’il est à la noce, le patron!» ricana Brignolles.

Je m’éloignai de cet homme qui me répugnait et m’avançai jusque dans le dos de ce pauvre M. Stangerson, qui resta, lui, les bras croisés toute la cérémonie, sans rien voir, sans rien entendre. On dut lui frapper sur l’épaule, quand tout fut fini, pour le tirer de son rêve.

Quand on passa à la sacristie, maître André Hesse poussa un profond soupir.

«Ça y est! fit-il. Je respire…

– Pourquoi ne respiriez-vous donc pas, mon ami?» demanda maître Henri-Robert.

Alors maître André Hesse avoua qu’il avait redouté jusqu’à la dernière minute l’arrivée du mort…

«Que voulez-vous! répliqua-t-il à son confrère qui se moquait, je ne puis me faire à cette idée que Frédéric Larsan consente à être mort pour de bon!…»

……………

Nous nous trouvions tous maintenant – une dizaine de personnes au plus – dans la sacristie. Les témoins signaient sur les registres et les autres félicitaient gentiment les nouveaux mariés. Cette sacristie est encore plus sombre que l’église et j’aurais pu penser que je devais à cette obscurité de ne point apercevoir, en un pareil moment, Joseph Rouletabille, si la pièce n’avait été si petite. De toute évidence, il n’était point là. Qu’est-ce que cela signifiait? Mathilde l’avait déjà réclamé deux fois et M. Robert Darzac me pria de l’aller chercher, ce que je fis; mais je rentrai dans la sacristie sans lui; je ne l’avais pas trouvé.

«Voilà qui est bizarre, fit M. Darzac, et tout à fait inexplicable. Êtes-vous bien sûr d’avoir regardé partout? Il sera dans quelque coin, à rêver.

– Je l’ai cherché partout et je l’ai appelé», répliquai-je.

Mais M. Darzac ne s’en tint point à ce que je lui disais. Il voulut faire lui-même le tour de l’église. Tout de même, il fut plus heureux que moi, car il apprit d’un mendiant qui se tenait sous le porche avec sa timbale qu’un jeune homme qui ne pouvait être, en effet, que Rouletabille était sorti de l’église quelques minutes auparavant et s’était éloigné dans un fiacre. Quand il rapporta cette nouvelle à sa femme, celle-ci en parut peinée au-delà de toute expression. Elle m’appela et me dit:

«Mon cher Monsieur Sainclair, vous savez que nous prenons le train dans deux heures à la gare de Lyon; cherchez-moi notre petit ami et amenez-le moi, et dites-lui que sa conduite inexplicable m’inquiète beaucoup…

– Comptez sur moi», fis-je…

Et je me mis à la chasse de Rouletabille sur-le-champ. Mais je revins bredouille à la gare de Lyon. Ni chez lui, ni au journal, ni au café du Barreau où les nécessités de son métier le forçaient souvent de se trouver à cette heure du jour, je ne pus mettre la main sur lui. Aucun de ses camarades ne put me dire où j’aurais quelque chance de le rencontrer. Je vous laisse à penser combien tristement je fus accueilli sur le quai de la gare. M. Darzac était navré; mais, comme il avait à s’occuper de l’installation des voyageurs, car le professeur Stangerson, qui se rendait à Menton, chez les Rance, accompagnait les nouveaux mariés jusqu’à Dijon, cependant que ceux-ci continuaient leur voyage par Culoz et le Mont-Cenis, il me pria d’annoncer cette mauvaise nouvelle à sa femme. Je fis la triste commission en ajoutant que Rouletabille viendrait sans doute avant le départ du train. Aux premiers mots que je lui dis de cela, Mathilde se prit à pleurer doucement, et elle secoua la tête:

«Non! Non!… c’est fini!… Il ne viendra plus!…»

Et elle monta dans son wagon…

C’est alors que l’insupportable Brignolles, voyant l’émoi de la nouvelle mariée, ne put s’empêcher de répéter encore à maître André Hesse, qui, du reste, le fit taire fort malhonnêtement, comme il le méritait: «Regardez donc! Regardez donc!… je vous dis qu’elle a encore ses yeux de folle!… Ah! Robert a eu tort… il aurait mieux fait d’attendre!» Je vois encore Brignolles disant cela, et je me rappelle le sentiment d’horreur que, dans le moment même, il m’inspira. Il ne faisait point de doute pour moi depuis longtemps que ce Brignolles était un méchant homme, et surtout un jaloux, et qu’il ne pardonnait point à son parent le service que celui-ci lui avait rendu en le casant dans un poste tout à fait subalterne. Il avait la mine jaune et les traits longs, tirés de haut en bas. Tout en lui paraissait amertume, et tout en lui était long. Il avait une longue taille, de longs bras, de longues jambes et une longue tête. Cependant à cette règle de longueur, il fallait faire une exception pour les pieds et pour les mains. Il avait les extrémités petites et presque élégantes. Ayant été si brusquement morigéné pour ses méchants propos par le jeune avocat, Brignolles en conçut une immédiate rancune et quitta la gare après avoir présenté ses civilités aux époux. Du moins je crus qu’il quitta la gare, car je ne le vis plus.

Nous avions encore trois minutes avant le départ du train. Nous espérions encore en l’arrivée de Rouletabille, et nous examinions tous le quai, pensant voir enfin surgir dans la troupe hâtive des voyageurs en retard la figure sympathique de notre jeune ami. Comment se faisait-il qu’il n’apparût point, selon sa coutume et sa manière, bousculant tout et tous, ne se préoccupant point des protestations et des cris qui signalaient ordinairement son passage dans une foule où il se montrait toujours plus pressé que les autres? Que faisait-il?… Déjà on fermait les portières; on en entendait le claquement brutal… Et puis ce furent les brèves invitations des employés… «En voiture! Messieurs!… en voiture!…» quelques galopades dernières… le coup de sifflet aigu qui commandait le départ… puis la clameur enrouée de la locomotive, et le convoi se mit en marche… Mais pas de Rouletabille!… Nous en étions si tristes et, aussi, tellement étonnés, que nous restions sur le quai à regarder Mme Darzac sans penser à lui faire entendre nos souhaits de bon voyage. La fille du professeur Stangerson jeta un long regard sur le quai et, dans le moment que le train commençait à accélérer sa marche, sûre désormais qu’elle ne verrait plus, avant son départ, son petit ami, elle me tendit une enveloppe, par la portière…