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Je ne me pressais point d’ouvrir cette dépêche que le père Jacques m’avait apportée et j’avais tort, car elle me parut extraordinairement intéressante dès le premier coup d’œil que j’y portai. Mon ami de Paris qui, sur ma prière, m’avait déjà renseigné sur Brignolles m’apprenait que ledit Brignolles avait quitté Paris la veille au soir pour le midi. Il avait pris le train de dix heures trente-cinq minutes du soir. Mon ami me disait qu’il avait des raisons de croire que Brignolles avait pris un billet pour Nice.

Qu’est-ce que Brignolles venait faire à Nice? C’est une question que je me posai et que, dans un sot accès d’amour-propre, que j’ai bien regretté depuis, je ne soumis point à Rouletabille. Celui-ci s’était si bien moqué de moi lorsque je lui avais montré la première dépêche m’annonçant que Brignolles n’avait point quitté Paris, que je résolus de ne point lui faire part de celle qui m’affirmait son départ. Puisque Brignolles avait si peu d’importance pour lui, je n’aurais garde de «l’excéder» avec Brignolles! Et je gardai Brignolles pour moi tout seul! Si bien que, prenant mon air le plus indifférent, je rejoignis Rouletabille dans la Cour de Charles le Téméraire. Il était en train de consolider avec des barres de fer la lourde planche de chêne circulaire qui fermait l’ouverture du puits, et il me démontra que, même si le puits communiquait avec la mer, il serait impossible à quelqu’un qui tenterait de s’introduire dans le château par ce chemin de soulever cette planche, et qu’il devrait renoncer à son projet. Il était en sueur, les bras nus, le col arraché, un lourd marteau à la main. Je trouvai qu’il se donnait bien du mouvement pour une besogne relativement simple, et je ne pus me retenir de le lui dire, comme un sot qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez! Est-ce que je n’aurais pas dû deviner que ce garçon s’exténuait volontairement, et qu’il ne se livrait à toute cette fatigue physique que pour s’efforcer d’oublier le chagrin qui lui brûlait sa brave petite âme? Mais non! Je n’ai pu comprendre cela qu’une demi-heure plus tard, en le surprenant étendu sur les pierres en ruines de la chapelle, exhalant, dans le sommeil qui était venu le terrasser sur ce lit un peu rude, un mot, un simple mot qui me renseignait suffisamment sur son état d’âme: «Maman!…» Rouletabille rêvait de la Dame en noir!… Il rêvait peut-être qu’il l’embrassait comme autrefois, quand il était tout petit et qu’il arrivait tout rouge d’avoir couru, dans le parloir du collège d’Eu. J’attendis alors un instant, me demandant avec inquiétude s’il fallait le laisser là et s’il n’allait point par hasard dans son sommeil laisser échapper son secret. Mais, ayant avec ce mot soulagé son cœur, il ne laissa plus entendre qu’une musique sonore. Rouletabille ronflait comme une toupie. Je crois bien que c’était la première fois que Rouletabille dormait «réellement» depuis notre arrivée de Paris.

J’en profitai pour quitter le château sans avertir personne, et, bientôt, ma dépêche en poche, je prenais le train pour Nice. Ensuite j’eus l’occasion de lire cet écho de première page du Petit Niçois: «Le professeur Stangerson est arrivé à Garavan où il va passer quelques semaines chez Mr Arthur Rance, qui s’est rendu acquéreur du fort d’Hercule et qui, aidé de la gracieuse Mrs. Arthur Rance, se plaît à offrir la plus exquise hospitalité à ses amis dans ce cadre pittoresque et moyenâgeux. À la dernière minute nous apprenons que la fille du professeur Stangerson, dont le mariage avec M. Robert Darzac vient d’être célébré à Paris, est arrivée également au fort d’Hercule avec le jeune et célèbre professeur de la Sorbonne. Ces nouveaux hôtes nous descendent du Nord au moment où tous les étrangers nous quittent. Combien ils ont raison! Il n’est point de plus beau printemps au monde que celui de la côte d’azur!»

À Nice, dissimulé derrière une vitre du buffet, je guettai l’arrivée du train de Paris dans lequel pouvait se trouver Brignolles. Et, justement, je vis descendre mon Brignolles! Ah! mon cœur battait ferme, car enfin ce voyage dont il n’avait point fait part à M. Darzac ne me paraissait rien moins que naturel! Et puis, je n’avais pas la berlue: Brignolles se cachait. Brignolles baissait le nez. Brignolles se glissait, rapide comme un voleur, parmi les voyageurs, vers la sortie. Mais j’étais derrière lui. Il sauta dans une voiture fermée, je me précipitai dans une voiture non moins fermée. Place Masséna, il quitta son fiacre, se dirigea vers la jetée-promenade et là, prit une autre voiture; je le suivais toujours. Ces manœuvres me paraissaient de plus en plus louches. Enfin la voiture de Brignolles s’engagea sur la route de la corniche et, prudemment, je pris le même chemin que lui. Les nombreux détours de cette route, ses courbes accentuées me permettaient de voir sans être vu. J’avais promis un fort pourboire à mon cocher s’il m’aidait à réaliser ce programme, et il s’y employa le mieux du monde. Ainsi arrivâmes-nous à la gare de Beaulieu. Là, je fus bien étonné de voir la voiture de Brignolles s’arrêter à la gare, et Brignolles descendre, régler son cocher et entrer dans la salle d’attente. Il allait prendre un train. Comment faire? Si je voulais monter dans le même train que lui, n’allait-il point m’apercevoir dans cette petite gare, sur ce quai désert? Enfin, je devais tenter le coup. S’il m’apercevait, j’en serais quitte pour feindre la surprise et ne plus le lâcher jusqu’à ce que je fusse sûr de ce qu’il venait faire dans ces parages. Mais la chose se passa fort bien et Brignolles ne m’aperçut pas. Il monta dans un train omnibus qui se dirigeait vers la frontière italienne. En somme, tous les pas de Brignolles le rapprochaient du fort d’Hercule. J’étais monté dans le wagon qui suivait le sien et je surveillai le mouvement des voyageurs à toutes les gares.

Brignolles ne s’arrêta qu’à Menton. Il avait voulu certainement y arriver par un autre train que le train de Paris, et dans un moment où il avait peu de chances de rencontrer des visages de connaissance à la gare. Je le vis descendre; il avait relevé le col de son pardessus et enfoncé davantage encore son chapeau de feutre sur ses yeux. Il jeta un regard circulaire sur le quai, et, rassuré, se pressa vers la sortie. Dehors, il se jeta dans une vieille et sordide diligence qui attendait le long du trottoir. D’un coin de la salle d’attente, j’observai mon Brignolles. Qu’est-ce qu’il faisait là? Et où allait-il dans cette vieille guimbarde poussiéreuse? J’interrogeai un employé qui me dit que cette voiture était la diligence de Sospel.

Sospel est une petite ville pittoresque perdue entre les derniers contreforts des Alpes, à deux heures et demie de Menton, en voiture. Aucun chemin de fer n’y passe. C’est l’un des coins les plus retirés, les plus inconnus de la France et les plus redoutés des fonctionnaires et… des chasseurs alpins qui y tiennent garnison. Seulement, le chemin qui y mène est l’un des plus beaux qui soient, car il faut, pour découvrir Sospel, contourner je ne sais combien de montagnes, longer de hauts précipices, et suivre, jusqu’à Castillon, l’étroite et profonde vallée du Careï, tantôt sauvage comme un paysage de Judée, tantôt verte ou fleurie, féconde, douce au regard avec le frémissement argenté de ses innombrables plants d’oliviers qui descendent du ciel jusqu’au lit clair du torrent par un escalier de géants. J’étais allé à Sospel quelques années auparavant, avec une bande de touristes anglais, dans un immense char traîné par huit chevaux, et j’avais gardé de ce voyage une sensation de vertige que je retrouvai tout entière dès que le nom fut prononcé. Qu’est-ce que Brignolles allait faire à Sospel? Il fallait le savoir. La diligence s’était remplie et déjà elle se mettait en route dans un grand bruit de ferrailles et de vitres dansantes. Je fis marché avec une voiture de place, et moi aussi, j’escaladai la vallée du Careï. Ah! comme je regrettais déjà de n’avoir pas averti Rouletabille! L’attitude bizarre de Brignolles lui eût donné des idées, des idées utiles, des idées raisonnables, tandis que moi je ne savais pas «raisonner», je ne savais que suivre ce Brignolles comme un chien suit son maître ou un policier son gibier, à la piste. Et encore, si je l’avais bien suivie, cette piste! C’est dans le moment qu’il ne fallait pour rien au monde la perdre qu’elle m’échappa, dans le moment où je venais de faire une découverte formidable! J’avais laissé la diligence prendre une certaine avance, précaution que j’estimais nécessaire, et j’arrivais moi-même à Castillon peut-être dix minutes après Brignolles. Castillon se trouve tout à fait au sommet de la route entre Menton et Sospel. Mon cocher me demanda la permission de laisser souffler un peu son cheval et de lui donner à boire. Je descendis de voiture et qu’est-ce que je vis à l’entrée d’un tunnel sous lequel il était nécessaire de passer pour atteindre le versant opposé de la montagne? Brignolles et Frédéric Larsan!