Rouletabille, après s’être aimablement enquis de la santé de la mère Bernier qui était en train d’éplucher des pommes de terre dites «saucisses», dont un grand sac, à ses côtés, était plein, pria le père Bernier de nous ouvrir la porte de l’appartement Darzac.
C’était la première fois que je pénétrais dans la chambre de M. Darzac. L’aspect en était glacial. Elle me parut froide et sombre. La pièce, très vaste, était meublée fort simplement d’un lit de chêne, d’une table-toilette que l’on avait glissée dans l’une des deux ouvertures J pratiquées dans la muraille, autour de ce qui avait été autrefois des meurtrières. Si épaisse était la muraille et si grande l’ouverture que toute cette embrasure formait une sorte de petite chambrette dans la grande, et M. Darzac en avait fait son cabinet de toilette. La seconde fenêtre J’ était plus petite. Ces deux fenêtres étaient garnies de barreaux épais entre lesquels on pouvait à peine passer le bras. Le lit, haut sur ses pieds, était adossé à la muraille extérieure et poussé contre la cloison (de pierre) qui séparait la chambre de M. Darzac de celle de sa femme. En face, dans l’angle de la tour, se trouvait un placard. Au centre de la chambre, une table-guéridon sur laquelle on avait déposé quelques livres de science et tout ce qu’il fallait pour écrire. Et puis, un fauteuil et trois chaises. C’était tout. Il était absolument impossible de se cacher dans cette chambre, si ce n’est, naturellement, dans le placard. Aussi le père et la mère Bernier avaient-ils reçu l’ordre de visiter, chaque fois qu’ils faisaient l’appartement, ce placard où M. Darzac enfermait ses vêtements; et Rouletabille lui-même qui, en l’absence des Darzac, venait de temps à autre jeter, dans les chambres de la Tour Carrée, le coup d’œil du maître, ne manquait-il jamais de le fouiller.
Il le fit encore devant moi. Quand nous passâmes ensuite dans la chambre de Mme Darzac, nous étions bien sûrs que nous ne laissions personne derrière nous chez M. Darzac. Aussitôt entré dans l’appartement, Bernier qui nous avait suivis avait eu soin, comme il le faisait toujours, de tirer les verrous qui fermaient intérieurement l’unique porte faisant communiquer l’appartement avec le corridor.
La chambre de Mme Darzac était plus petite que celle de son mari. Mais bien éclairée, à cause de la disposition spéciale des fenêtres, et gaie. Aussitôt qu’il y eut mis les pieds, je vis Rouletabille pâlir et tourner vers moi son bon et (alors) mélancolique visage. Il me dit:
«Eh bien, Sainclair, le sentez-vous le parfum de la Dame en noir?»
Ma foi, non! je ne sentais rien du tout. La fenêtre, garnie de barreaux comme toutes les autres qui donnaient sur la pleine mer, était, du reste, grande ouverte et une brise légère faisait voleter l’étoffe que l’on avait tirée sur une tringle au-dessus d’une «penderie» qui garnissait un côté de la muraille. L’autre côté était occupé par le lit. Cette penderie était si haut placée que les robes et peignoirs qui la garnissaient et que l’étoffe qui la recouvrait ne tombaient point jusqu’au parquet, de telle sorte qu’il eût été absolument impossible à quelqu’un qui eût voulu se cacher là de dissimuler ses pieds et le bas de ses jambes. Comme la tringle sur laquelle glissaient les portemanteaux était des plus légères, il n’eût pu également s’y suspendre. Rouletabille n’en examina pas moins avec soin cette garde-robe. Pas de placard dans cette pièce. Table-toilette, table-bureau, un fauteuil, deux chaises et les quatre murs, entre lesquels personne que nous, en toute vérité évidente du bon Dieu.
Rouletabille, après avoir regardé sous le lit, donna le signal du départ et nous balaya d’un geste de l’appartement. Il en sortit le dernier. Bernier ferma aussitôt la porte avec la petite clef qu’il remit dans la poche du haut de son veston que fermait une boutonnière qu’il boutonna. Nous fîmes le tour des corridors et aussi celui de l’appartement du vieux Bob, composé d’un salon et d’une chambre aussi facile à visiter que l’appartement Darzac. Personne dans l’appartement, ameublement sommaire, un placard, une bibliothèque, à peu près vides, aux portes ouvertes. Quand nous sortîmes de l’appartement, la mère Bernier venait de placer sa chaise sur le pas de sa porte, ce qui lui permettait de voir plus clair à sa besogne qui était toujours celle du pelage des pommes de terre dites «saucisses».
Nous entrâmes dans la pièce occupée par les Bernier et la visitâmes comme le reste. Les autres étages étaient inhabités et communiquaient avec le rez-de-chaussée par un petit escalier intérieur qui commençait dans l’angle O3 pour aboutir au sommet de la tour. Une trappe dans le plafond de la pièce habitée par les Bernier fermait cet escalier. Rouletabille demanda un marteau et des clous et encloua la trappe. Cet escalier devenait inutilisable.
On pouvait dire en principe et en fait que rien n’échappait à Rouletabille et que celui-ci ayant fait sa tournée dans la Tour Carrée n’y laissa personne d’autres que le père et la mère Bernier quand nous en fûmes sortis tous deux. On peut dire également qu’aucun être humain ne se trouvait dans l’appartement des Darzac avant que Bernier, quelques minutes plus tard, ne l’eût ouvert lui-même à M. Darzac, ainsi que je vais le raconter.
Il était environ cinq heures moins cinq quand, laissant Bernier dans son corridor, devant la porte de l’appartement Darzac, Rouletabille et moi nous nous retrouvâmes dans la Cour du Téméraire.
À ce moment, nous gagnons le terre-plein de l’ancienne tour B’’. Nous nous asseyons sur le parapet, les yeux tournés vers la terre, attirés par la réverbération sanglante des Rochers Rouges. Justement, voilà que nous apercevons, vers le bord de la Barma Grande, qui ouvre sa gueule mystérieuse dans la face flamboyante des Baoussé Roussé, la silhouette agitée et funéraire du vieux Bob. Il est la seule chose noire dans la nature. La falaise rouge surgit des eaux dans un tel élan radieux qu’on pourrait la croire toute chaude et toute fumante encore du feu central qui l’a mise au monde. Par quel prodigieux anachronisme, ce moderne croque-mort, avec sa redingote et son chapeau haut de forme, s’agite-t-il, grotesque et macabre, devant cette caverne trois cents fois millénaire, creusée dans la lave ardente pour servir de premier toit à la première famille, aux premiers jours de la terre? Pourquoi ce fossoyeur sinistre dans ce décor embrasé? Nous le voyons brandir son crâne et nous l’entendons rire… rire… rire. Ah! son rire nous fait mal maintenant, nous déchire les oreilles et le cœur.