Elle raconta avec animation qu’elle avait trouvé le vieux Bob le dos courbé devant son bureau, et la tête dans les mains. Il n’avait point répondu à ses questions. Elle l’avait secoué amicalement, mais il avait fait l’ours. Alors, comme il tenait obstinément ses mains sur ses oreilles, elle l’avait piqué, avec une petite épingle à tête de rubis, dont elle retenait à l’ordinaire les plis du fichu léger qu’elle jetait le soir sur ses épaules. Il avait grogné, lui avait attrapé la petite épingle à tête de rubis et l’avait jetée en rageant sur son bureau. Et puis, il lui avait enfin parlé brutalement, comme il ne l’avait encore jamais fait: «Vous, madame ma nièce, laissez-moi tranquille.» Mrs. Edith en avait été si peinée qu’elle était sortie sans ajouter un mot, se promettant de ne plus remettre, ce soir-là, les pieds à la Tour Ronde. En sortant de la Tour Ronde, Mrs. Edith avait tourné la tête pour voir une fois encore son vieil oncle et elle avait été stupéfaite de ce qu’il lui avait été donné d’apercevoir. Le plus vieux crâne de l’humanité était sur le bureau de l’oncle sens dessus dessous, la mâchoire en l’air toute barbouillée de sang, et le vieux Bob, qui s’était toujours conduit d’une façon correcte avec lui, le vieux Bob crachait dans son crâne! Elle s’était enfuie, un peu effrayée.
Là-dessus, Robert Darzac rassura Mrs. Edith en lui disant que ce qu’elle avait pris pour du sang était de la peinture. Le crâne du vieux Bob était badigeonné de la peinture de Robert Darzac.
Je quittai le premier la table pour courir à Rouletabille, et aussi pour échapper au regard de Mathilde. Qu’est-ce que la Dame en noir était venue faire dans ma chambre? Je devais bientôt le savoir.
Quand je sortis, la foudre était sur nos têtes et la pluie redoublait de force. Je ne fis qu’un bond jusqu’à la poterne. Pas de Rouletabille! Je le trouvai sur la terrasse B’’, surveillant l’entrée de la Tour Carrée et recevant tout l’orage sur le dos.
Je le secouai pour l’entraîner sous la poterne.
«Laisse donc, me disait-il… Laisse donc! C’est le déluge! Ah! comme c’est bon! comme c’est bon! Toute cette colère du ciel! Tu n’as donc pas envie de hurler avec le tonnerre, toi! Eh bien, moi, je hurle, écoute! Je hurle!… Je hurle!… Heu! heu! heu!… Plus fort que le tonnerre!… Tiens! on ne l’entend plus!…»
Et il poussa dans la nuit retentissante, au-dessus des flots soulevés, des clameurs de sauvage. Je crus, cette fois, qu’il était devenu vraiment fou. Hélas! Le malheureux enfant exhalait en cris indistincts l’atroce douleur qui le brûlait, dont il essayait en vain d’étouffer la flamme dans sa poitrine héroïque: la douleur du fils de Larsan!
Et tout à coup je me retournai, car une main venait de me saisir le poignet et une forme noire s’accrochait à moi dans la tempête:
«Où est-il?… Où est-il?»
C’était Mme Darzac qui cherchait, elle aussi, Rouletabille. Un nouvel éclat de la foudre nous enveloppa. Rouletabille, dans un affreux délire, hurlait au tonnerre à se déchirer la gorge. Elle l’entendit. Elle le vit. Nous étions couverts d’eau, trempés par la pluie du ciel et par l’écume de la mer. La jupe de Mme Darzac claquait dans la nuit comme un drapeau noir et m’enveloppait les jambes. Je soutins la malheureuse, car je la sentais défaillir, et, alors, il arriva ceci que, dans ce vaste déchaînement des éléments, au cours de cette tempête, sous cette douche terrible, au sein de la mer rugissante, je sentis tout à coup son parfum, le doux et pénétrant et si mélancolique parfum de la Dame en noir!… Ah! je comprends! Je comprends comment Rouletabille, s’en est souvenu par-delà les années… Oui, oui, c’est une odeur pleine de mélancolie, un parfum pour tristesse intime… Quelque chose comme le parfum isolé et discret et tout à fait personnel d’une plante abandonnée, qui eût été condamnée à fleurir pour elle toute seule, toute seule… Enfin! C’est un parfum qui m’a donné de ces idées-là et que j’ai essayé d’analyser comme ça, plus tard… parce que Rouletabille m’en parlait toujours… Mais c’était un bien doux et bien tyrannique parfum qui m’a comme enivré tout d’un coup, là, au milieu de cette bataille des eaux et du vent et de la foudre, tout d’un coup, quand je l’ai eu saisi. parfum extraordinaire! Ah! extraordinaire, car j’avais passé vingt fois auprès de la Dame en noir sans découvrir ce que ce parfum avait d’extraordinaire, et il m’apparaissait dans un moment où les plus persistants parfums de la terre – et même tous ceux qui font mal à la tête – sont balayés comme une haleine de rose par le vent de mer. Je comprends que lorsqu’on l’avait, je ne dis pas senti, mais saisi (car enfin tant pis si je me vante, mais je suis persuadé que tout le monde ne pourrait à son gré comprendre le parfum de la Dame en noir, et il fallait certainement pour cela être très intelligent, et il est probable que, ce soir-là, je l’étais plus que les autres soirs, bien que, ce soir-là, je ne dusse rien comprendre à ce qui se passait autour de moi). Oui, quand on avait saisi une fois cette mélancolique et captivante, et adorablement désespérante odeur, – eh bien, c’était pour la vie! Et le cœur devait en être embaumé, si c’était un cœur de fils comme celui de Rouletabille; ou embrasé, si c’était un cœur d’amant, comme celui de M. Darzac; ou empoisonné, si c’était un cœur de bandit, comme celui de Larsan… Non! non, on ne devait plus pouvoir s’en passer jamais! Et, maintenant, je comprends Rouletabille et Darzac et Larsan et tous les malheurs de la fille du professeur Stangerson!…
Donc, dans la tempête, s’accrochant à mon bras, la Dame en noir appelait Rouletabille et une fois encore Rouletabille nous échappa, bondit, se sauva à travers la nuit en criant: «Le parfum de la Dame en noir! Le parfum de la Dame en noir!…»
La malheureuse sanglotait. Elle m’entraîna vers la tour. Elle frappa de son poing désespéré à la porte que Bernier nous ouvrit, et elle ne s’arrêtait point de pleurer. Je lui disais des choses banales, la suppliant de se calmer, et cependant j’aurais donné ma fortune pour trouver des mots qui, sans trahir personne, lui eussent peut-être fait comprendre quelle part je prenais au drame qui se jouait entre la mère et l’enfant.
Brusquement elle me fit entrer à droite, dans le salon qui précédait la chambre du vieux Bob, sans doute parce que la porte en était ouverte. Là, nous allions être aussi seuls que si elle m’avait fait entrer chez elle, car nous savions que le vieux Bob travaillait tard dans la Tour du Téméraire.
Mon Dieu! Dans cette soirée horrible, le souvenir de ce moment que je passai en face de la Dame en noir n’est pas le moins douloureux. J’y fus mis à une épreuve à laquelle je ne m’attendais point et quand, à brûle-pourpoint, sans qu’elle prît même le temps de nous plaindre de la façon dont nous venions d’être traités par les éléments – car je ruisselais sur le parquet comme un vieux parapluie – elle me demanda: «Il y a longtemps, Monsieur Sainclair, que vous êtes allé au Tréport?» je fus plus ébloui, étourdi, que par tous les coups de foudre de l’orage. Et je compris que, dans le moment même que la nature entière s’apaisait au dehors, j’allais subir, maintenant que je me croyais à l’abri, un plus dangereux assaut que celui que le flot des mers livre vainement depuis des siècles au rocher d’Hercule! Je dus faire mauvaise contenance et trahir tout l’émoi où me plongeait cette phrase inattendue. D’abord, je ne répondis point; je balbutiai, et certainement je fus tout à fait ridicule. Voilà des années que ces choses se sont passées. Mais j’y assiste encore comme si j’étais mon propre spectateur. Il y a des gens qui sont mouillés et qui ne sont point ridicules. Ainsi la Dame en noir avait beau être trempée et, comme moi, sortir de l’ouragan, eh bien, elle était admirable avec ses cheveux défaits, son col nu, ses magnifiques épaules que moulait la soie légère d’un vêtement, lequel apparaissait à mes yeux extasiés comme une loque sublime, jetée par quelque héritier de Phidias sur la glaise immortelle qui vient de prendre la forme de la beauté! Je sens bien que mon émotion, même après tant d’années, quand je songe à ces choses, me fait écrire des phrases qui manquent de simplicité. Je n’en dirai point plus long sur ce sujet. Mais ceux qui ont approché la fille du professeur Stangerson me comprendront peut-être, et je ne veux ici, vis-à-vis de Rouletabille, qu’affirmer le sentiment de respectueuse consternation qui me gonfla le cœur devant cette mère divinement belle, qui, dans le désordre harmonieux où l’avait jetée l’affreuse tempête – physique et morale – où elle se débattait, venait me supplier de trahir mon serment. Car j’avais juré à Rouletabille de me taire, et voilà, hélas! Que mon silence même parlait plus haut que ne l’avait jamais fait aucune de mes plaidoiries.