Elle me prit les mains et me dit sur un ton que je n’oublierai de ma vie:
«Vous êtes son ami. Dites-lui donc que nous avons assez souffert tous deux!»
Et elle ajouta avec un gros sanglot:
«Pourquoi continue-t-il à mentir?»
Moi, je ne répondais rien. Qu’est-ce que j’aurais répondu? Cette femme avait été toujours si «distante», comme on dit maintenant, vis-à-vis de tout le monde en général et de moi en particulier. Je n’avais jamais existé pour elle… et voilà qu’après m’avoir fait respirer le parfum de la Dame en noir elle pleurait devant moi comme une vieille amie…
Oui, comme une vieille amie… Elle me raconta tout, j’appris tout, en quelques phrases pitoyables et simples comme l’amour d’une mère… tout ce que me cachait ce petit sournois de Rouletabille. Évidemment, ce jeu de cache-cache ne pouvait durer et ils s’étaient bien devinés tous les deux. Poussée par un sûr instinct, elle avait voulu définitivement savoir ce que c’était que ce Rouletabille qui l’avait sauvée et qui avait l’âge de l’autre… et qui ressemblait à l’autre. Et une lettre était venue lui apporter à Menton même la preuve récente que Rouletabille lui avait menti et n’avait jamais mis les pieds dans une institution de Bordeaux. Immédiatement, elle avait exigé du jeune homme une explication, mais celui-ci s’y était âprement dérobé. Toutefois, il s’était troublé quand elle lui avait parlé du Tréport et du collège d’Eu et du voyage que nous avions fait là-bas avant de venir à Menton.
«Comment l’avez-vous su?» m’écriai-je, me trahissant aussitôt.
Elle ne triompha même point de mon innocent aveu, et elle m’apprit d’une phrase tout son stratagème. Ce n’était point la première fois qu’elle venait dans nos chambres quand je l’avais surprise le soir même… Mon bagage portait encore l’étiquette récente de la consigne eudoise.
«Pourquoi ne s’est-il point jeté dans mes bras, quand je les lui ai ouverts? gémit-elle. Hélas! Hélas! s’il se refuse à être le fils de Larsan, ne consentira-t-il jamais à être le mien?»
Rouletabille s’était conduit d’une façon atroce pour cette femme qui avait cru son enfant mort, qui l’avait pleuré désespérément, comme je l’appris plus tard, et qui goûtait enfin, au milieu de malheurs incomparables, à la joie mortelle de voir son fils ressuscité… Ah! le malheureux!… La veille au soir, il lui avait ri au nez, quand elle lui avait crié, à bout de forces, qu’elle avait eu un fils et que ce fils c’était lui! Il lui avait ri au nez en pleurant!… Arrangez cela comme vous voudrez! C’est elle qui me l’a dit et je n’aurais jamais cru Rouletabille si cruel, ni si sournois, ni si mal élevé.
Certes! il se conduisait d’une façon abominable! Il était allé jusqu’à lui dire qu’il n’était sûr d’être le fils de personne, pas même d’un voleur! C’est alors qu’elle était rentrée dans la Tour Carrée et qu’elle avait désiré mourir. Mais elle n’avait pas retrouvé son fils pour le perdre sitôt et elle vivait encore! J’étais hors de moi! Je lui baisais les mains. Je lui demandais pardon pour Rouletabille. Ainsi, voilà quel était le résultat de la politique de mon ami. Sous prétexte de la mieux défendre contre Larsan, c’est lui qui la tuait! Je ne voulus pas en savoir davantage! J’en savais trop! Je m’enfuis! J’appelai Bernier qui m’ouvrit la porte! Je sortis de la Tour Carrée, en maudissant Rouletabille! Je croyais le trouver dans la Cour du Téméraire, mais celle-ci était déserte.
À la poterne, Mattoni venait de prendre la garde de dix heures. Il y avait une lumière dans la chambre de mon ami. J’escaladai l’escalier branlant du Château Neuf. Enfin! Voici sa porte: je l’ouvre, je l’enfonce. Rouletabille est devant moi:
«Que voulez-vous, Sainclair?»
En quelques phrases hachées, je lui narre tout, et il connaît mon courroux.
«Elle ne vous a pas tout dit, mon ami, réplique-t-il d’une voix glacée. Elle ne vous a pas dit qu’elle me défend de toucher à cet homme!…
– C’est vrai, m’écriai-je… je l’ai entendue!…
– Eh bien! Qu’est-ce que vous venez me raconter, alors? continue-t-il, brutal. Vous ne savez pas ce qu’elle m’a dit hier?… Elle m’a ordonné de partir! Elle aimerait mieux mourir que de me voir aux prises avec mon père!»
Et il ricane, ricane.
«Avec mon père!… Elle le croit sans doute plus fort que moi!…»
Il était affreux en parlant ainsi.
Mais, tout à coup, il se transforma et rayonna d’une beauté fulgurante. «Elle a peur pour moi!… eh bien, moi, j’ai peur pour elle!… Et je ne connais pas mon père… Et je ne connais pas ma mère!»
À ce moment, un coup de feu déchire la nuit, suivi du cri de la mort! Ah! revoilà le cri, le cri de la galerie inexplicable! Mes cheveux se dressent sur ma tête et Rouletabille chancelle comme s’il venait d’être frappé lui-même!…
Et puis, il bondit à la fenêtre ouverte et une clameur désespérée emplit la forteresse: Maman! Maman! Maman!
XI L’attaque de la Tour Carrée.
J’avais bondi derrière lui, je l’avais pris à bras le corps, redoutant tout de sa folie. Il y avait dans ses cris: «Maman! Maman! Maman!» une telle fureur de désespoir, un appel ou plutôt une annonce de secours tellement au-dessus des forces humaines que je pouvais craindre qu’il n’oubliât qu’il n’était qu’un homme, c’est-à-dire incapable de voler directement de cette fenêtre à cette tour, de traverser comme un oiseau ou comme une flèche cet espace noir qui le séparait du crime et qu’il remplissait de son effrayante clameur. Tout à coup, il se retourna, me renversa, se précipita, dévala, dégringola, roula, se rua à travers couloirs, chambres, escaliers, cours, jusqu’à cette tour maudite qui venait de jeter dans la nuit le cri de mort de la galerie inexplicable!