Et moi, je n’avais encore eu que le temps de rester à la fenêtre, cloué sur place par l’horreur de ce cri. J’y étais encore quand la porte de la Tour Carrée s’ouvrit et quand, dans son cadre de lumière, apparut la forme de la Dame en noir! Elle était toute droite et bien vivante, malgré le cri de la mort, mais son pâle et spectral visage reflétait une terreur indicible. Elle tendit les bras vers la nuit et la nuit lui jeta Rouletabille, et les bras de la Dame en noir se refermèrent et je n’entendis plus que des soupirs et des gémissements, et encore ces deux syllabes que la nuit répétait indéfiniment: «Maman! Maman!»
Je descendis à mon tour dans la cour, les tempes battantes, le cœur désordonné, les reins rompus. Ce que j’avais vu sur le seuil de la Tour Carrée ne me rassurait en aucune façon. C’est en vain que j’essayais de me raisonner: Eh! quoi, au moment même où nous croyions tout perdu, tout, au contraire, n’était-il point retrouvé? Le fils n’avait-il point retrouvé la mère? La mère n’avait-elle point enfin retrouvé l’enfant?… Mais pourquoi… pourquoi ce cri de mort quand elle était si vivante? Pourquoi ce cri d’angoisse avant qu’elle apparût, debout, sur le seuil de la tour?
Chose extraordinaire, il n’y avait personne dans la Cour du Téméraire quand je la traversai. Personne n’avait donc entendu le coup de feu? Personne n’avait donc entendu les cris? Où se trouvait M. Darzac? Où se trouvait le vieux Bob? Travaillaient-ils encore dans la batterie basse de la Tour Ronde? J’aurais pu le croire, car j’apercevais, au niveau du sol de cette tour, de la lumière. Et Mattoni? Mattoni, lui non plus, n’avait donc rien entendu?… Mattoni qui veillait sous la poterne du jardinier? Eh bien! Et Bernier! et la mère Bernier! Je ne les voyais pas. Et la porte de la Tour Carrée était restée ouverte! Ah! le doux murmure: «Maman! Maman! Maman!» Et je l’entendais, elle, qui ne disait que cela en pleurant: «Mon petit! mon petit! mon petit!» Ils n’avaient même pas eu la précaution de refermer complètement la porte du salon du vieux Bob. C’est là encore qu’elle avait entraîné, qu’elle avait emporté son enfant!
… Et ils y étaient seuls, dans cette pièce, à s’étreindre, à se répéter: «Maman! Mon petit!…» Et puis ils se dirent des choses entrecoupées, des phrases sans suite… des stupidités divines… «Alors, tu n’es pas mort!»… Sans doute, n’est-ce pas? Eh bien, c’était suffisant pour les faire repartir à pleurer… Ah! ce qu’ils devaient s’embrasser, rattraper le temps perdu! Ce qu’il devait le respirer, lui, le parfum de la Dame en noir!… Je l’entendis qui disait encore: «Tu sais, maman, ce n’est pas moi qui avais volé!…» Et l’on aurait pensé, au son de sa voix, qu’il avait encore neuf ans en disant ces choses, le pauvre Rouletabille. «Non! mon petit!… non, tu n’as pas volé!… Mon petit! mon petit!…» Ah! ce n’était pas ma faute si j’entendais… mais j’en avais l’âme toute chavirée… C’était une mère qui avait retrouvé son petit, quoi!…
Mais où était Bernier? J’entrai à gauche dans la loge, car je voulais savoir pourquoi on avait crié et qui est-ce qui avait tiré.
La mère Bernier se tenait au fond de la loge qu’éclairait une petite veilleuse. Elle était un paquet noir sur un fauteuil. Elle devait être au lit quand le coup de feu avait éclaté et elle avait jeté sur elle, à la hâte, quelque vêtement. J’approchai la veilleuse de son visage. Les traits étaient décomposés par la peur.
«Où est le père Bernier? demandai-je.
– Il est là, répondit-elle en tremblant.
– Là?… Où, là?…»
Mais elle ne me répondit pas.
Je fis quelques pas dans la loge et je trébuchai. Je me penchai pour savoir sur quoi je marchais; je marchais sur des pommes de terre. Je baissai la veilleuse et j’examinai le parquet. Le parquet était couvert de pommes de terre; il en avait roulé partout. La mère Bernier ne les avait donc pas ramassées depuis que Rouletabille avait vidé le sac?
Je me relevai, je retournai à la mère Bernier:
«Ah çà! fis-je, on a tiré!… Qu’est-ce qu’il y a eu?
– Je ne sais pas», répondit-elle.
Et, aussitôt, j’entendis qu’on refermait la porte de la tour, et le père Bernier apparut sur le seuil de la loge.
«Ah! c’est vous, monsieur Sainclair?
– Bernier!… Qu’est-il arrivé?
– Oh! rien de grave, monsieur Sainclair, rassurez-vous, rien de grave… (Et sa voix était trop forte, trop «brave» pour être aussi assurée qu’elle le voulait paraître.) Un accident sans importance… M. Darzac, en posant son revolver sur sa table de nuit, l’a fait partir. Madame a eu peur, naturellement, et elle a crié; et, comme la fenêtre de leur appartement était ouverte, elle a bien pensé que M. Rouletabille et vous aviez entendu quelque chose, et elle est sortie tout de suite pour vous rassurer.
– M. Darzac était donc rentré chez lui?…
– Il est arrivé ici presque aussitôt que vous avez eu quitté la tour, monsieur Sainclair. Et le coup de feu est parti presque aussitôt qu’il est entré dans sa chambre. Vous pensez que, moi aussi, j’ai eu peur! Ah! je me suis précipité!… M. Darzac m’a ouvert lui-même. Heureusement, il n’y avait personne de blessé.
– Aussitôt mon départ de la tour, Mme Darzac était donc rentrée chez elle?
– Aussitôt. Elle a entendu M. Darzac qui arrivait à la tour et elle l’a suivi dans leur appartement. Ils y sont allés ensemble.
– Et M. Darzac? Il est resté dans sa chambre?
– Tenez, le voilà!…»
Je me retournai; je vis Robert Darzac; malgré le peu de clarté de l’appartement, je vis qu’il était atrocement pâle. Il me faisait signe. Je m’approchai de lui et il me dit:
«Écoutez, Sainclair! Bernier a dû vous raconter l’accident. Ce n’est pas la peine d’en parler à personne, si l’on ne vous en parle pas. Les autres n’ont peut-être pas entendu ce coup de revolver. C’est inutile d’effrayer les gens, n’est-ce pas?… Dites-donc! J’ai un service personnel à vous demander.
– Parlez, mon ami, fis-je, je vous suis tout acquis, vous le savez bien. Disposez de moi, si je puis vous être utile.
– Merci, mais il ne s’agit que de décider Rouletabille à aller se coucher; quand il sera parti, ma femme se calmera, elle aussi, et elle ira se reposer. Tout le monde a besoin de se reposer. Du calme, du calme, Sainclair! Nous avons tous besoin de calme et de silence…
– Bien, mon ami, comptez sur moi!»
Je lui serrai la main avec une naturelle expansion, une force qui attestait mon dévouement; j’étais persuadé que tous ces gens-là nous cachaient quelque chose, quelque chose de très grave!…
Il entra dans sa chambre, et je n’hésitai pas à aller retrouver Rouletabille dans le salon du vieux Bob.
Mais, sur le seuil de l’appartement du vieux Bob, je me heurtai à la Dame en noir et à son fils qui en sortaient. Ils étaient tous deux si silencieux et avaient une attitude si incompréhensible pour moi, qui avais entendu les transports de tout à l’heure et qui m’attendais à trouver le fils dans les bras de sa mère, que je restai en face d’eux sans dire un mot, sans faire un geste. L’empressement que mettait Mme Darzac à quitter Rouletabille en une circonstance aussi exceptionnelle m’intrigua à un point que je ne saurais dire, et la soumission avec laquelle Rouletabille acceptait son congé m’anéantissait. Mathilde se pencha sur le front de mon ami, l’embrassa et lui dit: «Au revoir, mon enfant» d’une voix si blanche, si triste, et en même temps si solennelle, que je crus entendre l’adieu déjà lointain d’une mourante. Rouletabille, sans répondre à sa mère, m’entraîna hors de la tour. Il tremblait comme une feuille.