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Ce fut la Dame en noir elle-même qui ferma la porte de la Tour Carrée. J’étais sûr qu’il se passait dans la tour quelque chose d’inouï. L’histoire de l’accident ne me satisfaisait en rien; et il n’est point douteux que Rouletabille n’eût pensé comme moi, si sa raison et son cœur n’eussent encore été tout étourdis de ce qui venait de se passer entre la Dame en noir et lui!… Et puis, qui me disait que Rouletabille ne pensait pas comme moi?

… Nous étions à peine sortis de la Tour Carrée que j’entreprenais Rouletabille. D’abord je le poussai dans l’encoignure du parapet qui joignait la Tour Carrée à la Tour Ronde, dans l’angle formé par l’avancée, sur la cour, de la Tour Carrée.

Le reporter, qui s’était laissé conduire par moi docilement, comme un enfant, dit à voix basse:

«Sainclair, j’ai juré à ma mère que je ne verrais rien, que je n’entendrais rien de ce qui se passerait cette nuit à la Tour Carrée. C’est le premier serment que je fais à ma mère, Sainclair; mais ma part de paradis pour elle! Il faut que je voie et que j’entende…»

Nous étions là non loin d’une fenêtre encore éclairée, ouvrant sur le salon du vieux Bob et surplombant la mer. Cette fenêtre n’était point fermée, et c’est ce qui nous avait permis, sans doute, d’entendre distinctement le coup de revolver et le cri de la mort malgré l’épaisseur des murailles de la tour. De l’endroit où nous nous trouvions maintenant, nous ne pouvions rien voir par cette fenêtre, mais n’était-ce pas déjà quelque chose que de pouvoir entendre?… L’orage avait fui, mais les flots n’étaient pas encore apaisés et ils se brisaient sur les rocs de la presqu’île d’Hercule avec cette violence qui rendait toute approche de barque impossible! Ainsi pensai-je dans le moment à une barque, parce que, une seconde, je crus voir apparaître ou disparaître – dans l’ombre – une ombre de barque. Mais quoi! C’était là évidemment une illusion de mon esprit qui voyait des ombres hostiles partout, – de mon esprit certainement plus agité que les flots.

Nous nous tenions là, immobiles, depuis cinq minutes, quand un soupir – ah! ce long, cet affreux soupir! un gémissement profond comme une expiration, comme un souffle d’agonie, une plainte sourde, lointaine comme la vie qui s’en va, proche comme la mort qui vient, nous arriva par cette fenêtre et passa sur nos fronts en sueur. Et puis, plus rien… non, on n’entendait plus rien que le mugissement intermittent de la mer, et, tout à coup, la lumière de la fenêtre s’éteignit. La Tour Carrée, toute noire, rentra dans la nuit. Mon ami et moi nous étions saisi la main et nous nous commandions ainsi, par cette communication muette, l’immobilité et le silence. Quelqu’un mourait, là, dans la tour! Quelqu’un qu’on nous cachait! Pourquoi? Et qui? Qui? Quelqu’un qui n’était ni Mme Darzac, ni M. Darzac, ni le père Bernier, ni la mère Bernier, ni, à n’en point douter, le vieux Bob: quelqu’un qui ne pouvait pas être dans la tour.

Penchés à tomber au-dessus du parapet, le cou tendu vers cette fenêtre qui avait laissé passer cette agonie, nous écoutions encore. Un quart d’heure s’écoula ainsi… un siècle. Rouletabille me montra alors la fenêtre de sa chambre, restée éclairée. Je compris. Il fallait aller éteindre cette lumière et redescendre. Je pris mille précautions; cinq minutes plus tard, j’étais revenu auprès de Rouletabille. Il n’y avait plus maintenant d’autre lumière dans la Cour du Téméraire que la faible lueur au ras du sol dénonçant le travail tardif du vieux Bob dans la batterie basse de la Tour Ronde et le lumignon de la poterne du jardinier où veillait Mattoni. En somme, en considérant la position qu’ils occupaient, on pouvait très bien s’expliquer que ni le vieux Bob ni Mattoni n’eussent rien entendu de ce qui s’était passé dans la Tour Carrée, ni même, dans l’orage finissant, des clameurs de Rouletabille poussées au-dessus de leurs têtes. Les murs de la poterne étaient épais et le vieux Bob était enfoui dans un véritable souterrain.

J’avais eu à peine le temps de me glisser auprès de Rouletabille, dans l’encoignure de la tour et du parapet, poste d’observation qu’il n’avait point quitté, que nous entendions distinctement la porte de la Tour Carrée qui tournait avec précaution sur ses gonds. Comme j’allais me pencher au delà de l’encoignure, et allonger mon buste sur la cour, Rouletabille me rejeta dans mon coin, ne permettant qu’à lui-même de dépasser de la tête le mur de la Tour Carrée; mais, comme il était très courbé, je violai la consigne et je regardai par-dessus la tête de mon ami, et voici ce que je vis:

D’abord, le père Bernier, bien reconnaissable malgré l’obscurité, qui, sortant de la Tour, se dirigeait sans faire aucun bruit du côté de la poterne du jardinier. Au milieu de la cour il s’arrêta, regarda du côté de nos fenêtres, le front levé sur le Château Neuf, et puis il se retourna du côté de la tour et fit un signe que nous pouvions interpréter comme un signe de tranquillité. À qui s’adressait ce signe? Rouletabille se pencha encore; mais il se rejeta brusquement en arrière, me repoussant.

Quand nous nous risquâmes à regarder à nouveau dans la cour, il n’y avait plus personne. Enfin, nous vîmes revenir le père Bernier, ou plutôt nous l’entendîmes d’abord, car il y eut entre lui et Mattoni une courte conversation dont l’écho assourdi nous arrivait. Et puis nous entendîmes quelque chose qui grimpait sous la voûte de la poterne du jardinier, et le père Bernier apparut avec, à côté de lui, la masse noire et tout doucement roulante d’une voiture. Nous distinguions bientôt que c’était la petite charrette anglaise, traînée par Toby, le poney d’Arthur Rance. La Cour du Téméraire était de terre battue et le petit équipage ne faisait pas plus de bruit sur cette terre que s’il avait glissé sur un tapis. Enfin, Toby était si sage et si tranquille qu’on eût dit qu’il avait reçu les instructions du père Bernier. Celui-ci, arrivé à côté du puits, releva encore la tête du côté de nos fenêtres et puis, tenant toujours Toby par la bride, arriva sans encombre à la porte de la Tour Carrée; enfin, laissant devant la porte le petit équipage, il entra dans la tour. Quelques instants s’écoulèrent qui nous parurent, comme on dit, des siècles, surtout à mon ami qui s’était mis à nouveau à trembler de tous ses membres sans que j’en pusse deviner la raison subite.

Et le père Bernier réapparut. Il retraversait la cour, tout seul, et retournait à la poterne. C’est alors que nous dûmes nous pencher davantage, et, certainement, les personnes qui étaient maintenant sur le seuil de la Tour Carrée auraient pu nous apercevoir si elles avaient regardé de notre côté, mais elles ne pensaient guère à nous. La nuit s’éclaircissait alors d’un beau rayon de lune qui fit une grande raie éclatante sur la mer et allongea sa clarté bleue dans la Cour du Téméraire. Les deux personnages qui étaient sortis de la tour et s’étaient approchés de la voiture parurent si surpris qu’ils eurent un mouvement de recul. Mais nous entendions très bien la Dame en noir prononcer cette phrase à voix basse: «Allons, du courage, Robert, il le faut!» Plus tard, nous avons discuté avec Rouletabille pour savoir si elle avait dit: «il le faut» ou «il en faut», mais nous ne pûmes point conclure.

Et Robert Darzac dit d’une voix singulière: «Ce n’est point ce qui me manque.» Il était courbé sur quelque chose qu’il traînait et qu’il souleva avec une peine infinie et qu’il essaya de glisser sous la banquette de la petite charrette anglaise. Rouletabille avait retiré sa casquette et claquait littéralement des dents. Autant que nous pûmes distinguer, la chose était un sac. Pour remuer ce sac, M. Darzac avait fait de gros efforts, et nous entendîmes un soupir. Appuyée contre le mur de la tour, la Dame en noir le regardait, sans lui prêter aucune aide. Et, soudain, dans le moment que M. Darzac avait réussi à pousser le sac dans la voiture, Mathilde prononça, d’une voix sourdement épouvantée, ces mots: «Il remue encore!…» – «C’est la fin!…» répondit M. Darzac qui, maintenant, s’épongeait le front. Sur quoi il mit son pardessus et prit Toby par la bride. Il s’éloigna, faisant un signe à la Dame en noir, mais celle-ci, toujours appuyée à la muraille comme si on l’avait allongée là pour quelque supplice, ne lui répondit pas. M. Darzac nous parut plutôt calme. Il avait redressé la taille. Il marchait d’un pas ferme… on pouvait dire: d’un pas d’honnête homme conscient d’avoir accompli son devoir. Toujours avec de grandes précautions, il disparut avec sa voiture sous la poterne du jardinier et la Dame en noir rentra dans la Tour Carrée.