Bernier se dirigea vers la porte et nous montrant ses mains:
«Il faut que j’aille me débarbouiller de tout le sang de ce cochon-là!»
Rouletabille l’arrêta:
«Et qu’est-ce que disait M. Darzac pendant ce temps-là? Quel était son avis?
– Il répétait: «Tout ce que fera Mme Darzac sera bien fait. Il faut lui obéir, Bernier.» Son veston était arraché et il avait une légère blessure à la gorge, mais il ne s’en occupait pas, et, au fond, il n’y avait qu’une chose qui l’intéressait, c’était la façon dont le misérable avait pu s’introduire chez lui! ça, je vous le répète, il n’en revenait pas et j’ai dû lui donner encore des explications. Ses premières paroles, à ce sujet, avaient été pour dire:
«Mais enfin, quand je suis entré, tantôt, dans ma chambre, il n’y avait personne, et j’ai aussitôt fermé ma porte au verrou.»
– Où cela se passait-il?
– Dans ma loge, devant ma femme, qui en était comme abrutie, la pauvre chère femme.
– Et le cadavre? Où était-il?
– Il était resté dans la chambre de M. Darzac.
– Et qu’est-ce qu’ils avaient décidé pour s’en débarrasser?
– Je n’en sais trop rien, mais, pour sûr, leur résolution était prise, car Mme Darzac me dit: «Bernier, je vous demanderai un dernier service; vous allez aller chercher la charrette anglaise à l’écurie, et vous y attellerez Toby. Ne réveillez pas Walter, si c’est possible. Si vous le réveillez, et s’il vous demande des explications, vous lui direz ainsi qu’à Mattoni qui est de garde sous la poterne: «C’est pour M. Darzac, qui doit se trouver ce matin à quatre heures à Castelar pour la tournée des Alpes.» Mme Darzac m’a dit aussi: «Si vous rencontrez M. Sainclair, ne lui dites rien, mais amenez-le-moi, et si vous rencontrez M. Rouletabille, ne dites rien, et ne faites rien!» Ah! monsieur! madame n’a voulu que je sorte que lorsque la fenêtre de votre chambre a été fermée et que votre lumière a été éteinte. Et, cependant, nous n’étions point rassurés avec le cadavre que nous croyions mort et qui se reprit, une fois encore, à soupirer, et quel soupir! Le reste, monsieur, vous l’avez vu, et vous en savez maintenant autant que moi! Que Dieu nous garde!»
Quand Bernier eut ainsi raconté l’impossible drame, Rouletabille le remercia, avec sincérité, de son grand dévouement à ses maîtres, lui recommanda la plus grande discrétion, le pria de l’excuser de sa brutalité, et lui ordonna de ne rien dire de l’interrogatoire qu’il venait de subir à Mme Darzac. Bernier, avant de s’en aller, voulut lui serrer la main, mais Rouletabille retira la sienne.
«Non! Bernier, vous êtes encore tout plein de sang…» Bernier nous quitta pour aller rejoindre la Dame en noir. «Eh bien! fis-je, quand nous fûmes seuls. Larsan est mort?…
– Oui, me répliqua-t-il, je le crains.
– Vous le craignez? Pourquoi le craignez-vous?…
– Parce que, fit-il d’une voix blanche que je ne lui connaissais pas encore, parce que la mort de Larsan, lequel sort mort sans être entré ni mort ni vivant, m’épouvante plus que sa vie!»
XIII Où l’épouvante de Rouletabille prend des proportions inquiétantes.
Et c’est vrai qu’il était littéralement épouvanté. Et je fus effrayé moi-même plus qu’on ne saurait dire. Je ne l’avais jamais encore vu dans un état d’inquiétude cérébrale pareil. Il marchait à travers la chambre d’un pas saccadé, s’arrêtait parfois devant la glace, se regardait étrangement en se passant une main sur le front comme s’il eût demandé à sa propre image: «Est-ce toi, est-ce bien toi, Rouletabille, qui penses cela? Qui oses penser cela?» Penser quoi? Il paraissait plutôt être sur le point de penser. Il semblait plutôt ne vouloir point penser. Il secoua la tête farouchement et alla quasi s’accroupir à la fenêtre, se penchant sur la nuit, écoutant la moindre rumeur sur la rive lointaine, attendant peut-être le roulement de la petite voiture et le bruit du sabot de Toby. On eût dit une bête à l’affût.
… Le ressac s’était tu; la mer s’était tout à fait apaisée… Une raie blanche s’inscrivit soudain sur les flots noirs, à l’Orient. C’était l’aurore. Et, presque aussitôt, le Vieux Château sortait de la nuit, blême, livide, avec la même mine que nous, la mine de quelqu’un qui n’a pas dormi.
«Rouletabille, demandai-je presque en tremblant, car je me rendais compte de mon incroyable audace, votre entrevue a été bien brève avec votre mère. Et comme vous vous êtes séparés en silence! Je voudrais savoir, mon ami, si elle vous a raconté «l’histoire de l’accident de revolver sur la table de nuit»?
– Non!… me répondit-il sans se détourner.
– Elle ne vous a rien dit de cela?
– Non!
– Et vous ne lui avez demandé aucune explication du coup de feu ni du cri de mort «de la galerie inexplicable». Car elle a crié comme ce jour-là!…